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Jenny se marrie, 1956


 

Jenny rentre dans la chambre de sa sœur Margaret. Sa mère lui a dit de faire attention à cette dernière. Elle est sortie de leur foyer de Liverpool pour aller faire quelques emplettes. Ce quartier Nord de Liverpool est pauvre, c’est un bidonville. Les immeubles de pierre tiennent à peine debout. Les déchets jonchent le sol terreux. La fumée s’échappe de ci et de là. Des habitants ont tenté de se réchauffer la nuit dernière en mettant le feu à des journaux. Encore heureux que l’on trouve du charbon pour la cuisine ! Encore heureux que l’on puisse se réchauffer grâce à des brindilles ! Au moins pour réchauffer le café le matin ! Le père de Jenny est marin, il travaille pour la Compagnie des Eaux qui fait la route des Indes. C’est un fou furieux. Il ne veut jamais rien savoir de ses deux filles, Jenny et Margaret. Quand il rentre à la maison après ses longs périples, il hurle de rage et gifle leur mère. Y a pas à manger ! Il fait trop froid ! Allez donc chercher une boite de haricots blancs ! Elles sont des bonnes à rien ! Jenny ne veut rien entendre de tout ça ! Elle rêve de trouver un homme gentil, un homme qui la respecte, un homme qui l’embrassera sur la bouche. Et cette fois-ci, pas un marin ! Car Liverpool est un grand port d’entrée de marchandises vers le Royaume-Uni. La ville est spécialement connue comme étant le port d’immatriculation du Titanic, le paquebot malheureux. Jenny ne veut rien savoir ! Elle déteste la mer et ses horizons. Elle rêve de Londres. Elle rêve de répondre à un téléphone, d’être derrière un bureau, d’avoir un salaire, d’être responsable.

                  — Margaret ! Que fais-tu ? demande-t-elle en entrant dans la chambre de sa sœur.

                  — Je crève d’ennui ! Où est mum ?

                  — Maman est allée chercher des boîtes de conserves. Il paraît que papa rentre dans dix jours ! explique Jenny.

                  — Ah non ! Papa rentre ! Ça va faire trembler les murs encore ! se plaint Margaret.

                  — Mais pas pour longtemps…

Tout à coup, Jenny entend son ami James l’appeler. « Jenny ! Jenny ! Viens voir ce que j’ai trouvé ! » hurle-t-il en bas de l’immeuble. James, c’est son ami précieux. Il est innocent et doux. Lui aussi rêve de rejoindre la Compagnie des Eaux et de voyager jusqu’en Inde. Jenny et Margaret sortent la tête à la fenêtre. « Regarde ce que j’ai trouvé dans les poubelles ! » continue le garçon en brandissant un voile blanc. Jenny n’en revient pas. Comment James a-t-il dégoté un tel trésor ? Et pourtant, elle et sa mère ont fait les poubelles des centaines de fois. Elles n’ont jamais trouvé que des canettes de bières vides. Et le métal se vend à Liverpool. Rien ne se perd dans le bidonville du quartier Nord. C’est toujours quelques pièces dans la poche. Il suffit d’accrocher le tout par des ficelles et de trainer les cannettes dans la rue jusque chez le ferrailleur. Le premier arrivé aux poubelles est le premier servi. « C’est incroyable ce voile blanc ! » répond Jenny en donnant une tape dans le dos de sa sœur Margaret. On n’a jamais trouvé une telle chose dans les poubelles du quartier. « Veux tu m’épouser ? » demande James avec un sourire railleur. Ni une, ni deux, Jenny et Margaret dégringolent les escaliers.

 

Jenny se marie. James recouvre sa tête du voile virginal et pieux ! Le jeu des enfants commence. Margaret fait office de prêtresse solennelle. Elle demande à Jenny de marcher lentement entre les pierres disposées à l’avance sur le trottoir. Un petit chemin symbolique que James a construit. Jenny n’en revient pas. Margaret a les jambes qui tremblent. Ils vont vivre un grand moment. James attend au bout de l’allée, la tête haute. Margaret aide Jenny à porter son voile. Elle a toujours rêvé d’être demoiselle d’honneur. Au mariage d’Oncle John, la mariée ne se laissait pas attraper par la fillette enthousiaste, et elle n’a même pas pu lancer de riz à la sortie de l’église ! Sa mère a dit que ça ne se faisait pas de gâcher la nourriture, et qu’elle pouvait applaudir comme tout le monde. Applaudir, applaudir, ce n’est pas une grande coutume ! Il suffit d’un joueur d’accordéon dans la rue ou d’un artiste qui dessine à la craie sur les pavés pour qu’elle applaudisse ! Mais aujourd’hui, c’est son moment, et elle avance à pas lourds, émue.

 

 Alan Alfredo Geday

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