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Je suis la Callas, je suis Anna Bolena, 1957


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Les lumières s’éteignent. Le lourd rideau rouge de la Scala s’ouvre. « C’est merveilleux ! » pense Maria Callas en entrant sur scène. Elle est au seizième siècle, devant les arcades et les grands escaliers du château de Windsor. Elle porte une robe de velours d’un bleu profond doté d’un décolleté à l’italienne bordé de perles et des manches gonflées. Son cou est paré de pierres précieuses, sa chevelure recouverte d’un chaperon blanc. Elle est l’élégance et la pureté. La nuit et l’innocence. Elle est la reine d’Angleterre bientôt trahie et déchue. Elle interprète ce soir le rôle d’Anna Bolena dans l’opéra de Gaetano Donizetti. C’est un rôle des plus tragiques, cette pauvre épouse accusée d’adultère par le terrible Henri VIII qui veut s’en séparer. Il fait venir l’ancien amant de son épouse pour la confondre et l’accuser. Ce roi sans scrupules les enferme dans la tour de Londres et les condamne à mort. Qu’il est infâme, cet homme qui l’abandonne pour une femme plus fraîche, sa propre dame de compagnie, bafouant les saints sacrements par une immonde manigance ! Maria Callas se confond tout à fait au personnage. Elle met ses souffrances passées dans ce drame chanté. Elle, cette enfant si laide que sa mère ne voulait pas la prendre dans ses bras. Elle, l’adolescente boutonneuse qui se cachait derrière ses verres épais et ses cheveux en bataille. C’est sur scène qu’elle peut s’exprimer, s’envoler, franchir toutes les frontières et toutes les lois. Sa voix devient aussi grave que celle d’un baryton, elle pénètre les affres, les abîmes de la souffrance, dans une gamme chromatique extraordinaire. Et la voilà qui éclaire maintenant la scène en do majeur, filant sa voix aiguë jusqu’aux nimbes. Le léger voile de sa voix émeut et fascine. Ses piqués sont clairs et précis, comme des entrechats gracieux. La Callas est une légende, au-delà d’une femme. La Callas est unique, irremplaçable.

 

Depuis quelques années, certains déplorent un appauvrissement de la voix de Maria Callas. Elle a perdu quarante kilos, et sa voix a perdu en chaleur et en puissance, elle est devenue plus acide, et ses aigüs plus instables. Pour contrer ce changement, la cantatrice s’est entraînée pour atteindre plus de précision. Au charme suave perdu, elle a répondu par la technique. Mais ce n’est pas sans une pointe de tristesse qu’elle s’entend chanter. Le déclin apparaît, comme le fantôme hantant Macbeth, au détour de la scène. Et la tragédie d’Anna Bolena est aussi celle de l’artiste vieillissante, celle de la légende qui se ternit. La voix est le plus bel instrument du monde, le plus spontané, le plus sensible, ce prolongement du corps et de l’âme, mais aussi le plus fragile. Quoi de plus éphémère que le souffle ? Quoi de plus fugace que le talent d’une cantatrice ? Maria Callas n’a plus confiance en elle, et quelque chose de cet enfant non désiré surgit dans ses larmes. Quelque chose de lointain, cette peur de tout perdre, l’amour, la reconnaissance, l’admiration, vibre dans son chant de mort.

 

« Je suis malheureuse. Sortez-moi de cette misère extrême.

Souris-tu ? Oh joie ! Ne me laisse pas mourir,

ne me laisse pas mourir seule.

Guide-moi vers le doux manoir de ma naissance,

aux platanes verts,

à la rivière tranquille,

qui murmure encore

avec nos soupirs.

Là, j'oublie

les courants d'angoisse,

Rends-moi un jour

de mes premières années,

juste un jour

de notre amour. »

 

Alan Alfredo Geday

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