« Qu’est devenu Harlem, quartier de jazz et de fête, quartier de vie et de musique, dans les années 1920 ? Chacun sait que depuis trente ans, le quartier se dégrade. Il est devenu sale, bruyant et dangereux. C’est le quartier des gangs, des assassins, des dealers et des drogués. Harlem est la face sombre de New York, et son envers est Manhattan. Manhattan a des rues pavées d’or quand Harlem se noie sous les détritus, Manhattan s’élève vers le ciel avec ses hauts appartements de l’Upper East Side quand, à Harlem, les maisons tombent en ruine. Entre le paradis et l’enfer, Central Park fait office de purgatoire. » Ainsi commence l’article du reporter Robert Wise.
En ce jour, Robert Wise s’est levé de bonne heure. Il est venu photographier ce quartier mythique qui ne cesse d’alimenter les fantasmes. Devant une épicerie dont la musique retentit dans toute la rue, deux fillettes s’éclaboussent sous un jet d’eau. Leur petit frère est assis dans une flaque où il fait flotter un bateau en papier. Un peu plus loin, un policier s’entretient avec une vieille dame. On lui a volé son sac à main apparemment. Elle gesticule devant le policier qui fait semblant de prendre sa déposition. Derrière eux, une bande de jeunes s’échange des vinyles de Ray Charles et Sam Cook. Robert Wise capture ces scènes du quotidien avec plaisir. Mais on lui lance des regards curieux et accusateurs. Vous êtes qui, vous, qui venez nous prendre en photo ? Vous voulez de la misère pour votre journal ? Le reporter n’en mène pas large. Il faut bien qu’il fasse son métier. Il est envoyé par le Washington Post. On veut montrer le ghetto, la vie de tous ces noirs reclus dans Harlem. Mais prendre des clichés comme ça, sans demander leur accord, ce n’est pas très correct pour eux. Il le sait.
Un enfant s’approche de lui. Un petit garçon de huit ans avec un marcel blanc. Il le dévisage un instant. Il est impressionné par son appareil photo. Il faut dire qu’il a un objectif énorme. Un truc sensationnel. L’enfant lui demande comment on prend des photos. Il lui répond « en appuyant sur ce bouton ». Tout simplement. Mais ça n’a pas l’air de lui convenir, cette réponse. Alors le reporter lui propose de faire un essai :
— Qu’est-ce que tu veux faire comme photo ?
— Je ne sais pas. Toi, tu fais quoi ?
— Moi je photographie l’ambiance générale. Comme un tableau.
— Et les gens ? Tu photographies les gens ?
— Oui, souvent. Mais pas des portraits. Juste les gens dans la rue, en train de vivre.
— Tu photographies la vie ?
— Oui, la vie à Harlem par exemple.
— C’est quoi la vie à Harlem ?
— Je ne sais pas… Toi par exemple.
— Moi aussi je veux.
Le reporter s’agenouille à côté de l’enfant. Il lui montre comment bien tenir l’appareil. « Prends une photo de ta maman ! Qu’en penses-tu ? » L’enfant appuie sur le bouton. Puis il se met à sautiller sur ses pieds. « Encore, encore, je veux prendre des photos ! ». Le reporter lui demande où il habite. La mère l’invite à entrer. C’est un appartement insalubre, mais bien rangé. Décoré avec soin de quelques bibelots et napperons.
— Alors comme ça vous prenez des photos de Harlem ? demande la mère au reporter.
— Oui, je suis photographe, répond-il.
— Pour quel magazine ?
— Je ne travaille pas pour les magazines, moi c’est la presse écrite. Je travaille pour le Washington Post.
— Vous êtes un homme du nord alors ?
— Pas tout à fait, mes parents vivent dans le sud. Mais j’ai dû migrer vers le nord pour trouver du travail.
— Ça doit être dangereux là-bas ?
— Ces jours-ci, vaut mieux ne pas y mettre les pieds, insiste le reporter.
John Wise aperçoit un harmonica sur la table. Il le saisit sous les yeux amusés de l’enfant. Il pose ses lèvres sur l’instrument, inspire un bon coup et joue un air de blues. La mère se met à frapper des mains pour accompagner le rythme. Le reporter laisse ses lèvres glisser sur l’instrument. « Sais-tu jouer au blues ? » demande-t-il à l’enfant. Il ne répond pas. C’est l’harmonica de son grand-père, et personne ne s’en est jamais servi. Le reporter le regarde et lui demande d’essayer. L’enfant souffle dans l’instrument. Il a du talent, sans aucun doute. Va falloir le retrouver au Savoy Ballroom un jour. Le quartier de Harlem n’a pas fini de faire parler de lui.
Alan Alfredo Geday