Il est minuit. Greenwich village s’illumine. Les voitures klaxonnent, les néons se mettent à clignoter, les boîtes de nuit ouvrent leurs portes. Les homosexuels sortent travestis pour rejoindre un bal costumé au Webster Hall. Les forces de l’ordre sont sur le qui-vive, il s’agit de « réfréner ces gens anormaux et de protéger la population de leur dépravation », explique le chef de la police. La Grande Dépression s’est accompagnée de pruderie. L’homosexualité et le travestissement sont vus d’un très mauvais œil. Depuis 1927, les scènes n'ont plus le droit de présenter des contenus homosexuels, tenus pour pervers. Au cinéma, le Hays Code régit la bienséance et censure à tour de bras les représentations homosexuelles. Mais les homosexuels peuvent continuer à se rencontrer, du moins, s'ils font partie de la classe aisée. Malgré l’homophobie exacerbée des années 1930, l’élite reste protégée, et les artistes, les gens du business et de l’industrie peuvent « sortir du placard » la nuit de manière plus ou moins tolérée. Sinon, les homosexuels sont obligés de se retrouver en cachette dans les toilettes publiques ou sur des « terrains de drague » sur les docks de Times Square.
Dans son appartement de Greenwich village, Andy se prépare à une démonstration de force. Cela fait plus de cinq ans qu’il vit avec son homme, son amoureux, son « nounours », comme il l’appelle. Les deux hommes s’aiment comme deux tourtereaux, inséparables. Andy est ouvertement homosexuel et parfois, il se travestit. Assis devant son miroir, il s’asperge de parfum Guerlain, ajuste ses boucles d’oreilles, met du mascara, du khôl et de la poudre sur les joues. Le voilà fabuleux, resplendissant. Le voilà parfaitement lui, subtil et tapageur. Son compagnon est prêt et feuillette un magazine de mode en sirotant un whisky. Andy enfile ses bottines et déplisse sa robe légèrement. Il ne veut pas dévoiler ses belles cuisses, ça rendrait son nounours furieux et jaloux. Les voilà fin prêts pour la boîte de nuit.
Au Webster Hall, Andy et nounours s'enlacent tendrement au son de la musique. Le spectacle du soir est grandiose, les plumes, les chapeaux, les froufrous, les paillettes, tout cela réjouit Andy. Il veut du champagne pour s'étourdir. Il aime le frémissement des bulles plus que le goût du champagne. Nounours se dirige vers le bar pour commander deux coupes. Andy se déhanche sur la piste, tournoyant parmi les siens, ses courageux acolytes aux robes sulfureuses. Il salue Mona, Candy et Fabulous, il lance des œillades à Lindy, qui a sorti son renard blanc, et à Johnny en costume trois pièces et à la moustache dessinée au crayon au-dessus de ses lèvres rouges. Nounours revient fièrement avec les coupes : « Mon amour, tu es la plus belle ce soir. » Tout à coup, on entend un tir de révolver. Des policiers entrent dans la boîte de nuit. Ils défoncent les portes, renversent les tables, éclatent les verres et les bouteilles à coup de battes. Tout se brise en un fracas, la musique s’arrête, on crie, on court, on se cache. Que se passe-t-il ? Les policiers font vibrer leur sifflet et s’attaquent à tous les travestis, étonnés et sidérés par l’ampleur du raid. Un policier saisit Andy et son compagnon. Ils ne se défendent pas, à quoi bon ? Le policier leur passe les menottes et les insulte avec un sourire narquois. Ces bourgeois dépravés ! Le policier est bien heureux de les embarquer. Andy et son nounours montent dans le fourgon avec leurs camarades. Ils passeront sans doute la nuit au poste. Ils subiront les humiliations des policiers, leurs plaisanteries salaces, leurs imitations outrancières, leurs menaces et leurs violences. « Le monde va mal, il y a tant de criminels à arrêter, et les policiers s’attaquent à nous », conclut Andy en serrant la main de son nounours.
Il faudra attendre trente ans pour que les émeutes de Stonewall éclatent à Greenwich Village. Andy et nounours ne participeront pas aux émeutes, trop vieux pour se rebeller, trop fatigués par la lutte menée pendant des décennies. Mais ils seront fiers du militantisme des jeunes, et Andy a pu nourrir l'espoir d'un avenir meilleur pour sa communauté avant de mourir aux côtés de nounours, dans son bel appartement de Greenwich Village, en novembre 1970. « On a dansé, on s'est aimés, on a été heureux » furent les derniers mots d'Andy.
Alan Alfredo Geday