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Graziano du Bronx, 1931


Getty Images

 

Je viens de New York. Tout le monde me connaît sous le nom de Graziano. Ce nom complète mon physique, car je suis gros et imposant. J’aime fumer le cigare et assister à des matchs de boxe. J’étais révolté de voir une bagarre dégénérer sur le ring hier soir. Des sudistes blancs se sont attaqués à des noirs dans la grande salle. Ils étaient révoltés de voir le boxeur noir américain Jack Johnson gagner le championnat des poids lourds. C’était un match mythique. Jack Johnson frappait du droit et esquivait comme un Dieu. Il esquintait son adversaire. Il le rouait de crochets hargneux. Il prenait du plaisir à faire durer le match. Il ne voulait pas le mettre KO dès les premiers instants. Jack Johnson voulait savourer le moment. À vous dire la vérité, j’étais du côté de Jack Johnson. Je l’ai supporté jusqu’au dernier coup.

 

À New York, seul le moment compte, et la victoire. Je ne sais pas ce que le lendemain réserve. Personne ne sait. C’est dur de gagner sa vie dans cette ville surtout après les krachs boursiers de 1929. Les actions de Coca-Cola, Ford, JP Morgan, Colgate, ont chuté, des hommes très riches ont perdu beaucoup d’argent et des rentiers ont fait faillite. Vous me direz que ça ne me concerne pas, mais la crise a bouleversé toutes les strates de la société, du haut vers le bas, et puis le haut a repris ses droits sur le bas, et les pauvres sont devenus encore plus pauvres, et les riches sont redevenus aussi riches qu’avant. La chance revient aux plus favorisés, ici à New York, et quitte patiemment les plus démunis, jour après jour.

 

Mais à New York, il faut savourer chaque moment que cette magnifique mégalopole nous offre. Les gratte-ciel pourfendent le ciel comme de grands bras levés, les taxis fourmillent dans les rues comme des abeilles, les gens passent, naissent et meurent dans l’indifférence, vivent dans le tumulte, la violence, la brutalité froide et chaude de la ville. Enfin, New York ne dort jamais. Je viens du Bronx et, dans ce quartier, beaucoup d’Italiens me connaissent. Ils me respectent, car j’aime rendre service aux autres. Je suis gros, mais cela ne veut pas dire que je suis méchant. Je ressemble à un gangster, mais cela ne veut pas dire que je suis méchant. Je suis très gentil et j’ai le cœur gros comme la lune.

 

Je ne me mêle pas trop à ces familles qui recrutent ou qui adoptent dans la rue de jeunes adolescents au nom de la guerre des gangs. J’essaye de rester loin des parrains de la mafia. Je me fais discret. Mais les parrains me connaissent. Je ne suis pas du genre à dénoncer leurs crimes, à témoigner devant les tribunaux de leurs injustices, enfin, à les enquiquiner. Ils auraient pu se débarrasser de moi depuis bien longtemps. Mais comme je vous l’ai dit, je suis une bonne pâte et je fais beaucoup de choses pour la communauté italienne du Bronx. Parfois, un père me demande d’aller chercher son fils de l’école. Parfois, une grand-mère me demande de lui apporter un kilogramme de polenta pour qu’elle puisse cuisiner. Les vieux se déplacent difficilement. Parfois, c’est une mère célibataire qui n’arrive pas à joindre les deux bouts, et je lui glisse un billet. Parfois, c’est un jeune qui est recherché par la police, et je le cache. Mais je ne veux pas avoir de problème avec les flics, ils ne sont pas cléments envers les hommes comme moi, les hommes qui n’ont rien à se reprocher, mais qui ont l’air suspect, les immigrés qui en savent trop et qui n’en profitent pas. Je fuis la corruption comme la peste, et la délation comme le choléra. C’est vrai que j’aurais beaucoup à raconter, mes yeux ont vu beaucoup de choses et mes oreilles en ont entendu de belles aussi. Mais je suis une carpe, un arbre, un gros rocher silencieux et placide.

 

Vous devez vous demander comment je fais pour gagner ma vie. Je suis passionné de boxe. La belle affaire. On dit que la boxe, c’est pour les Italiens du Lower East Side, on dit que la boxe c’est pour les noirs, on dit que la boxe est un sport de gangster, on dit que la boxe n’est pas un sport. Tout ça, c’est faux ! La boxe est un sport digne. Elle nécessite de la technique et beaucoup d’entraînement. C’est comme ça que je gagne ma vie. J’organise des matchs amicaux entre des boxeurs avertis et expérimentés. Je prends une commission sur les places qui ont été achetées. Elle n’est pas grande. Mais pour vous donner un ordre d’idée, le coût d’un billet pour voir la finale de Jack Johnson est de cent dollars. Pour les matchs que j’organise, la place du match coûte trois dollars. Après avoir payé la salle, le ring et toute l’organisation, il me reste tout de même quelques dollars pour payer ma chambre dans le Bronx et surtout m’acheter des cigares. Les cigares, c’est ma vie. Je me régale quand je fume un cigare pendant le match. Un vrai match de boxe ! Un vrai cigare ! Ça, c’est la ville de New York !

 

Alan Alfredo Geday

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