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Du jazz avec de la camelote, 1959


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Ici, sur la rue Maxwell de Chicago, tout traîne. C’est un vrai marché, une véritable camelote ! On y trouve de tout. Des ustensiles de plomberie pour réparer les toilettes de riches hommes d’affaires qui habitent les gratte-ciels de Chicago, des pneus usés en caoutchouc qui serviront pour les chantiers de construction, des bouteilles de parfum vides qui pourront être remplies avec de l’alcool pour se réchauffer l’hiver, des vêtements en cuir pour se couvrir lors des bourrasques, des bidons d’essence, des tonneaux remplis de boulons et de vis, un ventilateur. Ici, c’est le règne du toc. Chicago est une ville pauvre, et en hiver, il fait froid ! « Pauvre ! Tu parles ! Y a que nous les noirs dans cette mégalopole qui sont pauvres ! » lance Larry Humford en grattant sa guitare. Au marché de la camelote, on peut même dénicher le dernier vinyle usé de John Coltrane ou de Nina Simone disposé sur un frigo endommagé. Et les petits métiers ne manquent pas à Chicago. Les mécaniciens fouillent la ville de fond en comble à la recherche de petits contrats. Larry Humford n’est pas éduqué, il préfère jouer de la musique que d’apprendre le métier de mécanicien ou de réparateur d’objets défectueux. « En plus, ça l’air compliqué tout ça ! Il faut lire cette espèce de prospectus pour les frigidaires ! Je n’y comprends rien à tout ça ! » se plaint-il en plaçant son harmonica sur le bout des lèvres, avant de revêtir son chapeau en satin. Il est temps d’un air de jazz. Le son de la guitare s’élève dans cette camelote, l’harmonica résonne au plaisir de tous ces artisans qui cherchent une pièce usagée. On lui dépose une pièce dans son récipient. Mais Larry Humford ne prête pas attention. Il joue du jazz de tout son cœur. Le jazz, c’est sa vie, c’est sa persécution qu’il a vécue pendant les années de la « Black Renaissance » à Chicago.

 

Il y a plus de vingt ans de ça, le quartier Sud de Chicago n’était qu’une métropole noire, un étroit couloir long de quarante kilomètres. Larry Humford était confiné avec tous les autres Afro-Américains dans cette enclave qui était ségréguée nuit et jour. La nuit, c’étaient des Sudistes vêtus de grandes toges blanches qui frappaient à la porte, munis de pieds de biche. Ils pensaient faire peur aux hommes noirs, ils étaient tout de même intimidants. C’étaient des hors-la-loi ! Personne ne pouvait les accuser de faire des saloperies. Déshabiller la femme du foyer sans la violer, gifler les enfants afro-américains, les traiter de négros et bien plus encore ! On ne pouvait pas aller aux mêmes écoles, boire dans les mêmes fontaines ou même chier dans les mêmes toilettes ! Le Noir, c’était une race ségréguée par la suprématie blanche américaine. Le jour, ils avaient droits à des insultes et au mieux, à de l’indifférence. On était négligé, on était mis à l’écart. Et pourtant, on partageait les mêmes ambitions : la grandeur d’une Amérique indétrônable et suprême. Le quartier Sud de Chicago était surpeuplé, un vrai ghetto. Les immeubles étaient vétustes. Mais Larry Humford se souvient de sa jeunesse avec nostalgie. C’était la « Black Renaissance ». On était insouciant. On se retrouvait dans un club sans prétention, mais où l’on pouvait danser, boire de la bière, et s’embrasser au son d’un saxophone. Le théâtre de Pékin accueillait tous les Afro-Américains du quartier Sud de Chicago. On y croisait même des Blancs qui ne trouvaient pas leurs comptes dans les boîtes de nuit de Chicago. Ils venaient au théâtre de Pékin pour se détendre, pour prendre plaisir avec eux, la communauté afro-américaine de Chicago. Ce théâtre servait de terrain d’entrainement, et de vitrine pour les talents théâtraux noirs, les numéros de vaudeville et les comédies musicales. Qu’il était bon ce temps ! Que c’était différent !  Larry Humford entame un nouvel air de jazz. Un homme lui glisse un centime. « Oh la la ! Merci beaucoup ! » dit-t-il en soufflant dans l’harmonica. Fini le temps des bidonvilles du Sud, fini le temps des juke-boxes de l’Alabama, fini le temps d’un verre de Coca-Cola à vingt-cinq centimes. Les Afro-Américains ont émigré vers le Nord pour en finir avec tout ça. Ah, le théâtre de Pékin, Larry Humford en a bien profité ! Il entame quelques arpèges. Il joue avec passion. Et voilà un mécanicien qui lui glisse un billet d’un dollar ! « Oh la la, merci beaucoup, ici c’est l’Amérique, le pays de tous les possibles ! » lui lance-t-il avec un sourire complice.

 

Tout à coup, on entend un brouhaha parmi les hommes. C’est un camion qui vient de la décharge avec de la camelote. Larry Humford n’en a rien à faire, il joue à son rythme, au rythme des objets nouveaux qui viennent prendre une deuxième vie dans ce marché du toc.

 

Alan Alfredo Geday 

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