Rosalie arrive d’Italie en 1887. C’est une romaine aux formes opulentes. À son arrivée à Paris, elle fait vite le tour de la ville mais peine à trouver du travail. Les débuts sont durs et laborieux. Elle tente sa chance comme midinette auprès des couturiers de la Ville Lumière. On y emploie beaucoup de jeunes femmes et l’ambiance est agréable. Les midinettes écoutent les chanteurs de rue à leur balcon, se retrouvent le soir pour aller guincher dans les bals musettes, et sont toujours au fait de la dernière mode. Rosalie ne pouvait rêver mieux. Mais elle ne garde pas longtemps son emploi de midinette. On lui reproche d’être une macaroni, une étrangère. C’est dommage, Rosalie aime les fêtes parisiennes et danser à la rue de Lappe. Alors, elle se fait employer comme domestique chez la princesse Ruspoli. Cette femme sévère ! Cette femme dédaigneuse ! La princesse Ruspoli lui donne beaucoup de fil à retordre. « Ce n’est pas un atelier de couture ici ! Vous savez parler Français ? » Mais Rosalie se soumet : « Oui Madame ! Bien Madame ! » Elle nettoie à la perfection les lustres de l’appartement, l’argenterie doit briller avant le réveil de la princesse, le parquet doit être net et impeccable. Heureusement que le chef François est là pour la soutenir ! Elle se souviendra toujours du chef François. Il lui a appris à cuisiner la quiche lorraine, à préparer le tartare aux câpres et le lapin aux pruneaux. Rosalie apprend vite et en secret, car son rôle n’est pas de cuisiner mais de s’occuper du ménage, de dresser la table, de plier les nappes, de faire reluire les verres à vin. Elle s’occupe également des enfants, ces petits ingrats. Ils la traitent comme une moins que rien. « Rosalie, dépêche-toi ! » ordonne le premier. « Rosalie, tu es laide ! » lance la cadette. Et Rosalie se plie à leur mille et un caprices. Et Rosalie endure chaque jour, avant de rejoindre sa petite chambre de bonne, sous les toîts du sixième étage. Heureusement, les copines sont nombreuses à cet étage. On se raconte ses malheurs, les exigences des maîtres, les maniaqueries et les lubies quotidiennes. On se retrouve au parc, avec les enfants en redingotes, et on discute patiemment sur les bancs de bois. Mais le destin de Rosalie est tout autre, et elle met tout son cœur à l’ouvrage quand elle rejoint le chef François en cuisine. Un jour, Rosalie ouvrira son restaurant, elle en est bien capable, et elle est courageuse !
Un beau jour, Rosalie quitte la princesse Ruspoli et décide de devenir modèle pour les artistes de la capitale. Elle a dans l’idée de se faire un petit pécule pour son restaurant, mais aussi de rencontrer ses prochains clients. Parce qu’il n’y a qu’un endroit où Rosalie veut implanter son restaurant : à Montparnasse, haut lieu des artistes parisiens. Ainsi, elle est vite repérée par Bouguereau, « maître dans la hiérarchie du médiocre ». Elle pose pour lui, et n’est payée qu’une misère, mais c’est un bon début. Et Bouguereau ne se lasse pas de la complimenter auprès de ses confrères. Et c’est ainsi que Rosalie se fait connaître auprès des artistes de Montparnasse. Elle arrive un beau jour dans l’atelier du peintre et lui dit : « Je vois en moi des jours meilleurs, je vous quitte ! » C’est son dernier jour, et Bouguereau a les larmes aux yeux. Il lui remet une compensation qui l’aidera à poursuivre son chemin. C’est ainsi qu’elle s’achète une petite crèmerie, qu’elle baptise « Chez Rosalie ». Elle y accueille le tout Paris artistique de Montparnasse, et rivalise avec les autres enseignes de la butte Montmartre. Chez Rosalie, il n’y a que quatre tables et des tabourets permettant vingt-quatre couverts au maximum. Rosalie a pris l’habitude de multiplier les services. Son osso buco est d’un autre monde, et ses plats de pâtes aussi délicieux qu’abordables. Le grand cœur de Rosalie fait facilement crédit aux artistes fauchés de Montparnasse qui peuvent payer leur dîner avec un dessin. Un soir, un inconnu se pointe au comptoir, il se nomme Modigliani. Il a une descente d’enfer, et commande verre sur verre, jusqu’à ne plus pouvoir quitter les lieux que porté sous les aisselles. Avant qu’il ne s’échappe, Rosalie lui propose de faire une esquisse pour régler sa note. Modigliani s’empare d’un crayon et se lance en hoquetant. On se réunit autour de l’artiste, son trait est assuré et le dessin se révèle magnifique. Rosalie le remercie d’un sourire. L’œuvre ira rejoindre les autres, dans un tiroir de son bureau qui se remplit gentiment chaque jour. Rosalie se veut mécène. Elle a toujours tant aimé la fête et les artistes.
Alan Alfredo Geday