Charlot naît à Londres, parmi les paillettes, la danse et le chant, car ses deux parents sont des artistes de music-hall. C’est une vie de bohême, sans un sou, mais Charles est heureux. L’ambiance est souvent à la fête, malgré les repas précaires et les souliers troués. On ne se soucie pas du lendemain, on profite du moment présent. Charles aime épier ses parents en coulisse, les suivre dans les loges, admirer les costumes, leurs étoffes, leurs paillettes. Mais surtout, il aime entendre les voix traverser la salle, voir les corps s’exprimer, se déployer, et les projecteurs incendier les visages grimaçants. Très vite, il veut monter, lui aussi, sur les planches. Ainsi, alors qu’il vient de fêter ses cinq ans, il fait sa première entrée au théâtre par l’intermédiaire du régisseur qui lui accorde une quinzaine de minutes. Il chante « Jack Jones » de sa voix fluette, les mains dans le dos, les yeux rivés au sol. Quel trac ! Il a honte de ses haillons, de son teint gris et de ses mains sales, tout à coup. Il distingue à peine les spectateurs mais il entend leur respiration, et surtout, il les connait si bien qu’il les imagine. Il achève enfin sa chanson, tire sa révérence et s’avance vers le devant de la scène. La salle s’éclaire. On lui esquisse de gros sourire, on applaudit avec compassion et on va même jusqu’à lui jeter des pièces de monnaie.
Charlie Chaplin est encore trop jeune pour devenir membre d’une troupe juvénile de danse de sabots. Il faudra patienter quelques années. La santé de sa mère se détériore, tout comme les finances de la famille. Le jeune garçon est alors envoyé dans un orphelinat pour « enfant indigents ». Il apprend à lire et à écrire, et se plonge très vite dans les romans. Il est curieux d’apprendre, et sa soif ne semble jamais s’étancher. Ce petit garçon chétif aux boucles brunes est un rêveur. Ses grands yeux se perdent sur l’horizon de la fenêtre de la classe. Dans le dortoir, il aime se pelotonner sous ses draps et s’imaginer un monde meilleur, sans violence, sans injustice, et sans maladie. Sa mère est internée en hôpital psychiatrique. Son père meurt d’alcoolisme à l’âge de 37 ans. Son chemin sera difficile, et il n’oubliera jamais d’où il vient.
Lors de la deuxième tournée de vaudeville de Chaplin aux États-Unis en 1913, les studios Keystone lui proposent 150 dollars par semaine. Une fortune pour le jeune Chaplin qui n’a que vingt-quatre ans. Il ne ramasse plus des pièces, mais encaisse des dollars américains. Charlie Chaplin fait sa première apparition au cinéma au début de l'année suivante, jouant un escroc au chômage dans « Making a Living ». Affublé d'une moustache en forme de guidon, d'un chapeau haut de forme et d'un monocle, il réussit quelques gags amusants, notamment lorsqu'il se bat contre le héros de l'histoire, un journaliste qui interviewe un homme coincé sous une voiture au lieu de l'aider. Dans l'ensemble, cependant, Charlot est consterné par sa performance. « J'étais raide », déclarera-t-il plus tard. « J'ai enlevé toute la surprise des scènes en anticipant le mouvement suivant ».
Avant son deuxième film, Chaplin s'est habillé un jour avec un pantalon large, un manteau serré, de grosses chaussures, un petit chapeau melon et une canne en bambou. Il a ajouté une fausse moustache et on prétend qu'il s'est pavané ainsi pendant que ses coéquipiers jouaient à la belote. Ayant assisté à la scène, le directeur de Keystone aurait « gloussé jusqu'à ce que son corps se mette à trembler ». « Chaplin !» s'est-il exclamé, « fais exactement ce que tu fais maintenant dans ton prochain film. N'oublie pas de le faire dans cet accoutrement ». Le personnage du « petit Charlot » a immédiatement gagné en popularité, suscitant tant d'imitateurs. Rien qu'en 1914, il apparaît dans des dizaines de courts métrages en tant que Petit Clochard, dont la plupart sont réalisés par ses soins. C’est cette image qui restera graver dans la mémoire de ceux qui le connaissent.
Ainsi né Charlot !
Alan Alfredo Geday