Charles et Augustine sont tous deux ce qu’on appelle des « terriens ». Leurs parents, leurs grands-parents et leurs arrière-grands-parents ont toujours possédé des terres. Et ce qu’ils cultivent, c’est la betterave. La betterave rouge qui colore les mains et les vêtements, la betterave qui donne le sucre, la betterave qui fait la fierté de la France. Augustine a dû épouser Charles, de dix ans son aîné, alors qu’elle n’avait que seize ans. Les mariages, en ce temps-là, ce n’était pas une histoire d’amour, mais une histoire d’argent, d’alliance familiale et d’affaires. Après tout, quoi de plus logique que de réunir les plus grandes terres de betteraves ? Charles était plutôt bel homme, il était connu dans la région pour ses nombreuses conquêtes. Elle, c’était la plus sage des trois sœurs, c’était la plus jeune et la plus travailleuse. Malgré l’usage, c’est elle que l’on maria en premier. Elle n’avait pas son mot à dire et elle épousa Charles sans réfléchir.
Cela fait maintenant soixante ans qu’ils sont mariés. Ils ont fêté leurs noces de diamant la semaine dernière. Tout le village est venu féliciter « Monsieur et Madame Betterave », comme on les appelle ici. C’était une fête des plus réussies, même si leurs deux fils n’ont pas assisté au repas. Il faut dire qu’ils sont très occupés à Paris. C’est normal, ils ont leur famille, leur travail, leurs occupations. Mais Augustine se sent seule parfois, là-haut, en Picardie. Elle demande alors à Charles de descendre à la capitale et de laisser les betteraves entre les mains des jeunes employés. « Ils s’en sortiront très bien sans nous ! À quoi sert-on maintenant ? » Mais Charles n’aime pas tellement les grandes villes. Il est bien dans sa ferme, il a ses habitudes et sa tranquillité. Les petits-enfants n’ont qu’à venir, ils ont de la place pour gambader, ils ont la nature à découvrir, ça leur ferait une bonne éducation d’aider à la récolte des betteraves. Augustine n’est pas toujours d’accord avec son mari, mais elle l’écoute comme elle l’a toujours écouté. Ce n’est pas maintenant qu’elle va se rebeller !
Les noces de diamant, ça, c’est quelque chose. Augustine n’a pas vu sa vie passer. Elle a élevé ses enfants et cultivé ses betteraves, que peut-elle ajouter ? Mais il lui est quand même arrivé une chose extraordinaire. Une chose qu’elle a racontée au repas de leur anniversaire de mariage. Elle est tombée follement amoureuse de son mari. Un beau jour, elle s’en est aperçue, et comme ça, d’un coup, elle a senti son cœur frémir et se remplir de joie. Ce jour-là, elle s’en souvient bien, Charles était assis à table pour le dîner et il lui racontait des histoires de pesticides et de gestion des comptes qu’elle n’écoutait pas. Dans la lumière du lustre en porcelaine, appuyé sur la table en bois, il était beau. Plus beau que d’habitude, ses cheveux blancs étincelaient, son regard était profond, sa barbe parfaitement taillée. Il était beau comme ces vieux sages, ces grands écrivains ou philosophes qu’elle admirait jadis, quand elle prenait la peine de lire. Il était beau comme Victor Hugo, son Charles, son mari. Alors elle s’était penchée vers lui, doucement, comme elle ne l’avait jamais fait, et elle lui avait murmuré, pour la première fois : « Je t’aime ».
Alan Alfredo Geday
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