Ce dimanche après-midi, les rues de Salford sont désertes et inertes. Seuls quelques enfants s’amusent dehors. Dans cette petite ville industrielle à l’ouest de Manchester, cloîtrés chez eux, les habitants se reposent. Le Grand Prix Automobile de Grande-Bretagne vient tout juste de se terminer. Les habitants de Salford étaient scotchés devant leur poste de télévision. Ils ont admiré le vrombissement des moteurs, ils ont écouté les pneus crisser sur le bitume, ils se sont mêlés aux spectateurs des tribunes. Les voitures de course filaient à toute vitesse ! De vraies machines de pointe ! Les virages étaient dangereux ! Les conducteurs étaient des gladiateurs romains, des lions de l’arène, risquant leur vie pour la beauté du spectacle. L’excitation et l’enthousiasme des habitants de Salford étaient à son comble. C’était la première fois qu’ils assistaient à une course de voitures. Ça les changeait des matchs de rugby ou des courses de chevaux ! Et comme pour ces derniers, les paris avaient fusé, on misait quelques billets ou quelques chopes de bière sur Scuderia ou McLaren. Chacun y allait de son pronostic, de son avis et de ses commentaires. « Les bolides, ça me connaît, je pourrais réparer un moteur les yeux fermés ! » se vantait le père de Jane, garagiste depuis vingt ans à Salford. « Tu répares que des vieilles carcasses ! » l’avait rabroué le père de Mary, plombier de Salford et grand ingénieur autoproclamé. Tout a une fin, et c’est l’Italien Giuseppe Farina qui a remporté la course en beauté. Il a ainsi obtenu le Grand Prix Automobile de Grande-Bretagne sous les applaudissements des habitants de Salford. « Ah les Ferrari ! » avait soupiré gaiement le père de Jane.
Mary et Jane s’ennuient. Les voitures, les moteurs, les casques, tout ce tintouin ! Ça ne les intéresse pas ! Elles ont passé une mauvaise journée. Elles se sont donné rendez-vous pour faire la causette sur le trottoir d’en face. Elles espèrent ne pas être dérangées, et elles comptent bien profiter de cette après-midi pour se faire des confidences et échanger des petits secrets. Elles rattrapent le temps perdu.
— Tu l’as déjà embrassé ? demande Mary.
— Il m’a effleuré les lèvres, et il m’a dit que j’étais belle ! répond Jane.
— Tu l’as dit à ton papa ?
— Si papa le savait, il me flanquerait une gifle…C’est pas le genre à me laisser flirter avec un garçon… il est rentré à la maison furieux vendredi comme si le ciel s’écroulait sur lui.
— Et ta maman, elle sait ? demande Mary.
— Oui, je lui ai dit que Paul et moi, on était amoureux. Elle m’a juste dit de faire attention. Il ne faut pas que Paul me brise le cœur ou me fasse du mal.
— Ta mère a raison, insiste Mary.
Tout à coup, les deux filles entendent des voix de garçons au fond de la rue. Ça doit être John et Paul. Jane fait signe à Mary que son amoureux est là. Mary doit être discrète, elle a promis à Jane de garder son secret. John fait rouler un pneu sur la chaussée. Mary et Jane sourient. Décidément, ce bougre s’est pris au jeu d’une course de voiture.
— Quand je serai grand, j’aurai une Alfa Roméo ! lance John.
— Arrête de faire ton intéressant, répond Mary. Tu ne vois pas que tu salis tes habits avec cette roue dégueulasse ? Tes mains sont noires et tu pues…
— Il fait pas le crâneur, s’énerve Paul. On a trouvé ce pneu dans l’entrepôt, et il s’entraîne !
— Il s’entraîne avec une seule roue ? C’est comme jouer aux échecs avec un seul pion ! le taquine Jane.
Paul esquisse un sourire embarrassé. Les copains, c’est les copains, les amoureuses, c’est autre chose. Il ne faut pas mélanger les torchons et les serviettes !
— Les filles, ça comprend rien aux voitures ! répond-il en la bousculant.
— Papa est garagiste, il m’a tout appris ! Je suis sûre que je sais mieux faire rouler votre foutu pneu que vous !
— Montre-nous ça ! Mais il faut nous rattraper d’abord ! lui lance John en accélérant sa course.
Et c’est ainsi que les filles se mettent à courir après les garçons dans les rues de Salford. Course de voitures, course de gamins, après tout, les enjeux ne sont pas bien différents. Et l’on entend les quatre rires dans le quartier désert.
Alan Alfredo Geday
Comentários