Alfonso Pacchiano et sa femme Antonella décidèrent de quitter la misère, le chômage et la corruption de Trieste pour le Nouveau Monde. Ils avaient longuement pesé le pour et le contre. Ils avaient songé aux enfants, à la vie qu'ils pouvaient leur offrir. « Le Nouveau Monde », le nom sonnait comme une promesse. Un monde où l'on pouvait tenter sa chance, où l'on pouvait espérer. Et qu'avaient-ils à perdre ? Trieste était un port de départ vers l’Amérique, et les bateaux étaient nombreux à quitter la péninsule. Les Pacchiano avaient souvent regardé les navires disparaître dans l'horizon de la mer, rêveurs, à la fenêtre. Et aujourd'hui, ils seraient sur l'un de ces bateaux. Ils seraient parmi ces Italiens qui ne se laissent pas abattre par le désespoir. La mère d’Alfonso, que les enfants appellent « Nonna », ce qui veut dire grand-mère, pleura le départ de son fils et de ses petits-enfants. Elle ne pouvait pas les retenir, elle admirait leur courage, mais elle redoutait la solitude. Elle recevra des lettres, sans doute, mais elle ne sentira plus la peau douce de ses petits-enfants contre sa joue, elle ne préparera plus des tagliatelles à son fils qui les aime tant, et elle s'éteindra, à l'autre bout du monde, sans jamais les avoir revus.
Les billets du bateau avaient coûté une petite fortune à Alfonso, il avait mis en vente sa maison, ses meubles, tout ce dont il avait hérité. Il ne subsisterait de leur vie italienne que quelques malles, et les souvenirs qu'ils garderaient de la mer bleue et de l'odeur des tomates fraîches. Le voyage durerait une quinzaine de jours, et les conditions seraient difficiles. Mais le jeu en valait la chandelle. Les Pacchiano montèrent sur le bateau à vapeur. Antonella agita son mouchoir pour dire adieu à Nonna qui restait piteusement sur le quai, parmi d'autres vieillards émus. Les familles se séparaient sur ce quai en ébullition. Les dockers avaient attaché une corde au ponton arrière du bateau jusqu’au quai. C’est une tradition, c’est un symbole pour marquer la séparation des familles qui partent vers le Nouveau Monde. Le bateau s’éloigna, et Nonna pleura son fils. La corde se rompit, et Nonna perdit le bateau de vue. Le plus gros restait à faire, une quinzaine de jours en pleine mer. Alfonso et sa famille se retrouvaient confinés dans une cale, leur matelas étendu sur le sol, un pot de chambre et une carafe d'eau douce comme tout instrument de toilette et d'hygiène. Il n'y avait aucune intimité dans la cale, les Pacchiano s'entassaient comme des bestiaux parmi les migrants dans une odeur pestilentielle. Les rats grouillaient entre les caisses de vivres et les malles qui bringuebalaient. Le petit Pacchiano s'amusait à les amadouer de quelques miettes de pain rassis, quand sa sœur hurlait de frayeur et se cachait dans les jupons de sa mère. La petite versa tant de larmes pendant le périple que sa mère s'inquiéta qu'elle ne se déshydrate. La chaleur était insoutenable la journée, le froid glacial la nuit. On se pelotonnait sous une couverture. Alfonso racontait des histoires à ses enfants, des rêves de Nouveau Monde. Bientôt, ils seraient riches, ils seraient libres, ils seraient heureux.
La quinzaine s’écoula. Et sur le ponton, Alfonso et sa femme divaguaient. Quand allaient-ils arriver en Amérique ? La rumeur circulait parmi l’équipage que le capitaine avait pris de l’avance. Le cauchemar était bientôt terminé, l’Italie deviendrait un lointain souvenir. Tout à coup, Antonella entendit des cris stridents. Serait-ce des oiseaux ? « Ce sont des mouettes ! Nous sommes en Amérique, mon amour ! » s’exclama joyeusement Alfonso. Les heures qui suivirent parurent interminables, tant les Pacchiano étaient impatients. Les nuages se levèrent enfin et, dans le ciel ensoleillé, s'élevèrent les gratte-ciels du Nouveau Monde. C'était irréel. C'était incroyable. L'Amérique !
Alan Alfredo Geday
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