Marie choisit des chrysanthèmes chez le fleuriste. Sa mère et son mari l’ont accompagnée, ils savent à quel point c’est important pour elle. Le jour des Morts est le seul jour où elle accepte de pleurer Paul, et même de s’en souvenir. Paul, c’était son amour de jeunesse. Son amour mort à Verdun. Paul n’avait que vingt ans, il était horloger dans la boutique de son père, ici à Cherbourg. Lui, l’artisan du temps, il avait vu sa vie suspendue dans son cours. Marie a gardé sa montre à gousset, gravée à ses initiales, qu’il lui avait laissée avant de partir. Elle est demeurée dans un tiroir de son secrétaire. Et Marie la remonte chaque jour, machinalement. Elle prend soin de cette montre comme d’un enfant qui lui serait resté d’un premier mariage.
Elle avait rencontré Paul chez le fleuriste, justement. C’était un dimanche après la messe, elle voulait des œillets pour égayer sa chambre. Lui était venu chercher un bouquet pour sa mère. Leurs mains s’étaient touchées parmi les œillets. Marie avait levé les yeux, et elle avait vu, pour la première fois, le visage de Paul. Mais surtout ses yeux, de grands yeux d’un bleu d’acier. Il lui avait souri. Et le temps s’était arrêté. Avant de s’accélérer, le temps s’était arrêté. Tout alla très vite ensuite, les promenades l’après-midi, le thé à la maison, puis les rendez-vous en cachette, les baisers furtifs, leur première nuit. Elle se souvient bien, l’hôtel Napoléon, le lit aux draps écarlates, les rideaux épais, l’odeur de la peinture fraîche, le parquet qui craque sous les pieds. Mais surtout, Paul qui la déshabilla. Marie n’avait jamais été nue devant un homme. Ses mains faisaient frémir sa peau. Elle ne bougeait plus, elle plongeait ses yeux dans les siens, elle attendait. Elle vivait. Elle vivait comme jamais sous les mains de Paul. Et aujourd’hui, Paul est mort, et ce sentiment de vie est mort avec lui.
Le bouquet de chrysanthèmes est coupé de quelques œillets. Même si ce n’est pas l’usage, Marie tient toujours à piquer d’œillets son bouquet pour Paul. La mère de Marie lui prend le bras, il est temps d’aller au cimetière. Marie pleure. Marie pleure toujours à ce moment précis, le moment où elle a fini de choisir les fleurs. Le moment où elle n’espère plus sentir une main toucher la sienne au milieu des œillets. Son époux Albert se fait discret, il respecte le deuil de sa femme. Il sait qu’elle pleure ses premiers émois, son premier amour, sa passion perdue. Albert est aimé de sa femme, mais d’un amour raisonnable. Parfois, il voudrait que Paul disparaisse pour de bon, que son fantôme cesse de hanter Marie. Mais il se console en se disant que Paul est devenu une idée, une chimère. Les morts sont toujours plus beaux. Mais les morts ne donnent pas d’avenir, de nouveaux souvenirs, de nouvelles joies. Les morts restent figés comme des icônes que l’on vénère. Mais vénérer n’est pas aimer. Albert sait que Marie l’aime chaque jour, que chaque jour est une nouvelle preuve d’amour. Mais quelquefois, il se pose une question étrange, une question qui n’a pas lieu d’être, sans doute : Marie prendrait-elle soin de sa tombe comme de celle de Paul s’il venait à disparaître, lui aussi ?
Au cimetière, les veuves de la Première Guerre sont nombreuses. Certaines portent encore le deuil, et tout de noir vêtues, elles attendent la mort sans profiter des années qu’il leur reste. Marie les salue, comme à son habitude, mais elle est regardée comme une traîtresse, elle n’est pas des leurs, elle n’était pas mariée, elle n’avait pas d’enfants, et elle a refait sa vie. Marie est une jeune fille romanesque qui vit dans le passé, ce n’est pas une veuve de guerre. Voilà ce qu’on se dit. Mais la mère de Marie la comprend et la console. Même si elle a toujours préféré Albert, elle sait que Paul est devenu une partie de l’histoire de sa fille, une partie aussi importante qu’une nationalité, qu’un travail, qu’un enfant, qu’un bras ou une jambe. Une partie qui fait de sa fille ce qu’elle est aujourd’hui. « Reste en paix mon amour », dit Marie en déposant le bouquet sur la tombe de Paul.
Alan Alfredo Geday
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