Comment peut-on vivre dans ces conditions ? À Liverpool, les hivers sont froids, mais rares sont les cheminées qui fument, faute de charbon. Les journaux et les cartons ramassés dans les rues brûlent trop vite, et la fumée pestilentielle colle aux murs. Ainsi, le vent s’engouffre par les fenêtres brisées et tournoie dans le salon froid des logements sociaux construits par le gouvernement. Sans eau potable et sans électricité. On se lave souvent à l’eau froide, et le bain hebdomadaire se partage en famille. Une petite cuvette fait office de salle de bain les jours de semaine, et les mains noires s’y complaisent autant que les visages, soir et matin. Au-dessus de celle-ci, un miroir de la taille d’une assiette à dessert, au-dessus de celle-là, un chiffon fait office de serviette. Et dans les chambres, les matelas s’entassent sans intimité. On dort en famille comme on se lave, et on se tient chaud. Les couvertures sont disputées, et les oreillers fantasmés. Seul le père a droit à quelques plumes dans ce coussin grisâtre qu’il frappe ardemment avant de le caler sous sa nuque. Un petit frère se pelotonne contre sa mère, une fillette se presse contre son frère, et la nuit tombe vite.
Henry est né dans un bidonville de Liverpool. Haut de ses six ans, c’est un garçon heureux. « La richesse ne fait pas le bonheur ! » comme le dit si bien sa mère Elizabeth. Et Henry ne peut rien faire face à la pauvreté qui règne dans Liverpool. Henry est un garçon très attaché à sa maman. « On ne peut pas tous être riche, et les riches n’iront pas au paradis ! », raconte-t-elle parfois pour lui remonter le moral. Maman a toujours les bons dictons. Elle a dit qu’il faut toujours « attaquer la journée avec la bonne humeur, même si on est pauvre, parce que l’avenir appartient à ceux qui sourient ». Elizabeth est une chineuse. Elle parcourt les friperies de la ville à la recherche des dernières affaires. Elle déniche des ustensiles de cuisine : cuillères presque argentées, casseroles cabossées mais sans trous, et spatules en bois. Elle recherche aussi des bricoles anciennes qui peuvent être revendues dans les quartiers plus aisés de Liverpool : des cadres dorés, des nappes blanchies, des peignes fins et autres beautés superflues. Mais surtout, elle chine des vêtements. Henry n’a jamais connu son père, et chaque fois qu’il regarde à travers la fenêtre de l’appartement, il espère le voir rentrer de sa longue absence. Un beau jour, il est parti acheter des cigarettes, et il n’est jamais revenu. C’était juste avant sa naissance, un an après celle de son frère et deux après celle de sa sœur. Alors Henry regarde le père de ses copains avec envie, même s’il paraît qu’il est le seul à avoir le privilège de dormir sur un oreiller. De toute façon, chez eux, on n’en a jamais eu. Son père, il l’imagine grand et maigre, avec des tempes rouquines et un nez de papa, c’est-à-dire très grand et un peu tordu. Il aurait bien aimé le connaître.
Heureusement que maman est là et qu’elle combine de bonnes affaires. Que va-t-elle bien trouver aujourd’hui sur la place principale de Liverpool ? La dernière fois, c’était une robe de mariée. La fois d’avant, deux cuillères en argent. Et celle d’avant encore, des chaussures pour enfants. Pour faire des bonnes affaires, il faut avoir de la jugeote. Ne pas être trop gourmande et gagner un minimum de gain de trois centimes au moins. Ces pièces accumulées permettent de se payer une boîte de haricots blancs ou quelques poignées d’avoine. Et même parfois des œufs. Henry raffole des œufs. Pas plus de trois minutes sur le charbon. Henry attend sa mère et espère son père, le nez à la fenêtre. L’après-midi touche à sa fin, et il a froid. Hier, un saligaud du quartier a lancé une pierre sur la fenêtre, c’est un endroit parfait pour glisser la tête et sentir les odeurs de la rue. Mais ce soir, il aura sacrément froid !
Connaissez-vous l’histoire des chineuses de Liverpool ? Portés jusqu’à l’usure complète, les vêtements des riches ont été cédés aux chiffonniers, que l’on appelle aussi les « biffins ». Ces derniers voyagent à pied, de ferme en ferme, de rue en rue. Ils mènent leur charrette tirée par un âne ou un chien sauvage afin de transporter leurs trouvailles dans les granges où s’élèvent des montagnes de fripes. Ensuite, ils n’ont plus qu’à dévoiler leur trésor sur les places publiques. Et si rien n’est gratuit, le troc est une coutume répandue. On échange des vêtements contre une assiette ou de la verrerie à très bas prix. Ainsi sont nées les chineuses de Liverpool. Ainsi, ce samedi matin, sur la place principale de Liverpool, Elizabeth s’est aventurée dans le froid à la recherche d’écharpes et de pullovers en laine. Le frimas de l’hiver pousse les habitants de Liverpool à bien se couvrir.
— Devine ce que j’ai trouvé ! dit la mère d’Henry en poussant la porte avec grand fracas.
— Maman, j’ai faim… grommelle Henry.
— Une jaquette en daim. Figure-toi que je n’ai pas pu la payer, mais j’ai négocié avec Jeannette pour la revendre en prenant une partie des bénéfices… J’ai même acheté deux pommes de terre que l’on va faire bouillir. Et il nous reste un peu de beurre d’hier. Henry, je suis tellement contente. Je vais faire une belle affaire en revendant cette jaquette. J
— Je t’ai attendue toute la journée…, se plaint Henry. Je n’arrêtais pas de regarder par la fenêtre. Comment va-t-on faire pour réparer cette vitre cassée ?
Alan Alfredo Geday