Les rues de New York sont blanches ce matin. Le mois de décembre est rude. Noël approche et la ville est pleine de guirlandes. Les usines fument, les trains à vapeur partent de bon matin. Les hommes d’affaires aussi, qui s’acheminent vers Wall Street dans leurs calèches. Ce sont des hommes de la finance, des hommes de l’industrie, des hommes riches, des hommes en costume trois pièces, des hommes portant un chapeau Jaxon and James. Ceux qui achèteront son journal. Ignacio se dirige vers son emplacement habituel devant la place de la Bourse pour vendre le Wall Street Journal. Sa mère l’a chaudement vêtu ce matin, mais son pantalon est déchiré. C’est celui de son frère qui est trop grand pour le porter. Et c’était celui de leur frère aîné avant eux, mort de la tuberculose. Ils sont encore deux enfants à nourrir, et papa qui est cheminot a du mal à rapporter assez d’argent pour tout le monde. Les temps sont durs pour les Italiens du Lower East Side. Ignacio rêve de conduire un train, l’un de ceux qui vont loin, l’un de ceux qui parcourent le pays du nord au sud. Un vrai conducteur, pas comme papa qui met du charbon dans les locomotives. Papa tousse du noir qu’on retrouve dans les mouchoirs et que maman n’arrive pas à enlever. Et papa boit beaucoup, parfois une bonne partie de son salaire disparaît. Maman pleure, et papa la console. Sur ces considérations, Ignacio est arrivé à Wall Street.
Les hommes d’affaires descendent un à un des calèches et posent leurs mocassins sur la neige. Les plus fortunés arrivent dans leur voiture Ford. Le manège commence, Ignacio se met à les accoster comme on lui a dit au Wall Street Journal : « Standard Oil en hausse ! J.P Morgan en baisse ! » Il lui faut vendre vingt exemplaires pour récolter dix centimes et quarante pour vingt-cinq centimes. Mais il n’arrive jamais à en vendre plus d’une douzaine. La concurrence est forte, ils sont trois garçons ce matin devant la Bourse. Les deux autres enfants sont Irlandais, et leur accent l’amuse. Pourtant, ils arrivent beaucoup mieux que lui à écouler leurs journaux. Il faut dire qu’ils ont douze ou treize ans et que leur voix porte plus que la sienne. Mais c’est peut-être son jour de veine aujourd’hui. À l’approche de Noël, il compte sur la pitié de ces hommes qui lui jettent parfois des regards hautains. Mais s’ils ont des enfants, et surtout s’ils ont un cœur, Ignacio peut espérer récolter quelques pièces supplémentaires qui dorment dans leurs poches.
La Bourse a fermé depuis une heure. Les derniers hommes quittent le bâtiment de Wall Street. Ignacio n’a plus de voix. Mais il n’a plus froid, ou tout du moins, il n’y pense plus. Il imagine une belle locomotive rouge et noire qui crache de la fumée dans le ciel sans nuages du sud. Les rails serpentent dans le désert, devant les troupeaux de vaches, les chevaux sauvages, les Indiens et les cowboys. Comme dans les histoires de maman. Et les cactus, les serpents à sonnette, les coyotes et les scorpions. Le soleil est jaune comme les flammes. Ignacio se réchauffe dans ses rêveries. Tout à coup, un homme l’accoste avec un sourire. Il le connaît, il le voit tous les jours descendre de sa voiture. Son chauffeur est obséquieux, ce doit être quelqu’un d’important. « La Standard Oil est en hausse Monsieur ! » tente Ignacio. L’homme acquiesce. En effet, ses investissements sont montés, et il n’a pas fait le déplacement depuis Baltimore pour rien. L’homme est de bonne humeur, il est joyeux, il se met à plaisanter avec le garçon : « C’est Noël demain, il faut allumer un cierge à l’église sinon tu n’auras pas les faveurs de Santa Claus et du petit Jésus ! » Ignacio lui sourit innocemment. Le financier lui tend un billet de cinq dollars. « C’est beaucoup d’argent Monsieur ! » s’offusque Ignacio. L’homme s’en va sans prendre la peine de récupérer le Wall Street Journal que lui tend Ignacio.
La journée est finie pour Ignacio. Il est l’heure de rentrer à la maison. Il sait que sa mère aura préparé une soupe de tomate, que son frère jouera avec ses soldats de plomb sur le paillasson. Il sait qu’il fera froid, que le poêle à charbon s’éteindra avant que papa ne rentre. Mais c’est un jour particulier pour Ignacio, il a en poche cinq dollars, une vraie petite fortune. Que va-t-il faire de cet argent ? Alors qu’il se dirige vers l’église du Lower East Side, il réfléchit. Il va déjà allumer un cierge pour la Sainte Vierge, et il espère fort qu’elle lui dira d’acheter une locomotive à FAO Schwarz. Une locomotive en métal avec de la peinture rouge brillante. Une locomotive qui irait dans le désert avec les cactus et les serpents. Un coin de paradis à faire rouler à côté du poêle à charbon après le souper. Après tout demain c’est Noël.
Alan Alfredo Geday