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Un Américain à Paris, 1929


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Marthe et Isabelle se sont retrouvées dans un café de la rue de Rivoli pour boire une citronnade après leur promenade au jardin des Tuileries. Elles aiment la mollesse et la nonchalance de Paris au mois d’août. Marthe a un goût particulier pour les Tuileries, c’est « le chic à la française », dit-elle. « Quand on imagine l’histoire de ce jardin, ça vous ferait tourner la tête ! » Et sa tête tourne chaque fois qu’elle traverse le jardin, de la place de la Concorde au musée du Louvre. Isabelle aime la botanique, elle connaît tout des fleurs et des arbustes. Mais la chaleur caniculaire a jauni les feuilles des ormes et des aulnes du jardin. Les tulipes sont flétries, les jacinthes desséchées et les pensées ne pensent plus beaucoup.

— Je veux me baigner, je n’en peux plus… La prochaine fois, nous irons au bord de la Marne, propose Marthe.

— Oui, nous resterons jusqu’au soir pour danser dans une guinguette et boire du vin blanc en bonne compagnie ! Je me sens seule depuis que mon jules a mis les voiles…

— Il était fêlé, ton jules !

— Mais il était beau…, soupire Isabelle.

— Nous t’en trouverons un beau qui ne fera pas la bringue avec les midinettes et les prostituées de Pigalle.

— C’était un artiste… Les artistes font la bringue, que veux-tu !

— Les artistes font la manche oui ! Regarde plutôt ces deux hommes derrière nous, ils ne sont pas désagréables à regarder. Tu prends lequel ? s’amuse Marthe.

— Le joli minois au chapeau. J’aime les belles gueules. Et puis, il a les yeux bleus. Ça me donne des papillons, les yeux bleus.

— C’est tout vu, l’autre a plus de classe. Mais c’est des Américains, ils parlent l’anglais…

 

Isabelle lance une œillade au bellâtre aux yeux bleus. Il lui sourit. Son petit chien n’est pas très commun. Cette race n’existe pas à Paris. Il doit être riche pour voyager avec son compagnon !

— Vous avez un beau chapeau ! le complimente Isabelle.

Jaxon and James ! répond l’Américain avec son accent du Nouveau Monde. Vous m’excusez, mais je ne parle pas très bien le français. Et ça, c’est mon chien, un Border Terrier. 

— Que faites-vous à Paris ? Vous visitez la capitale ? demande Marthe.

— Je suis de passage avec mon associé Michael pour des affaires.

—Ah ! Vous êtes là pour le travail ! conclut Isabelle.

— Pas seulement…, répond-il avec un sourire charmeur.

 

Marthe et Isabelle se regardent avec complicité. Marthe reste pensive. L’Amérique ne l’a jamais fait rêver. C’est tellement loin. Elle se sent bien à Paris, une ville comblée d’histoires. Mais les Américains à Paris, c’est autre chose… ce sont des amants respectueux et généreux, lui a-t-on dit. Et Isabelle a besoin de se changer les idées.

— L’Américain te dévore des yeux ! Je pense que tu lui plais, confie-t-elle à Isabelle.

— Ma chère, je ne suis pas prête à vivre une affaire transatlantique… Mais je t’avoue qu’il est à mon goût !

— Même à New York ?

— J’adore New York. Ces gratte-ciels ! Ces immenses buildings ! C’est un volcan en Amérique, dit Isabelle avec conviction.

— Comment peux-tu en être si sûre ? Tu n’y as jamais mis les pieds…, s’amuse Marthe.

— J’ai entendu beaucoup de choses…

— On pense toujours que c’est plus vert ailleurs. Mais je suis d’accord avec toi, beaucoup de Français ont tenté leur chance à New York et ne sont plus jamais revenus.

— Des Français dans l’armement ? demande Isabelle.  

— Il n’y a pas que l’armement et la poudre Dupont, mais aussi les produits de beauté, les parfums, la mode…

— Moi je vénère Coco Chanel ! Cette femme, c’est une légende et une force de la nature. Elle a conquis le monde entier… Et elle a libéré la femme !

— Sais-tu qu’elle a une liaison avec un Russe en exil ?

— Un Russe ? Que va-t-elle faire avec un Russe ?

— C’est un homme très riche qui l’adore… Il a financé son nouveau parfum, le Chanel No 5.

— Une pure merveille…

 

Isabelle attend l’Américain devant le Moulin Rouge. Elle a pris de l’avance et repense aux conseils de Marthe. Paraître inaccessible, fière, indépendante, ne pas se donner trop facilement… Marthe a ses idées, parfois bien arrêtées, sur la façon dont les femmes doivent se conduire. Isabelle veut simplement s’amuser. Ce qu’on pense d’elle… Qu’importe, elle ne l’emportera pas dans la tombe, sa vertu ! Elle se demande comment vit cet Américain. Les États-Unis, c’est tellement vaste, c’est tellement grand. À l’entrée du Moulin Rouge, les hommes et les femmes sont tirés à quatre épingles. C’est un mélange de chapeaux crêtés de plumes d’autruche et de toques écossaises en astrakan. La mode n’a pas de limites. Des milliers de robes en vogue pour de nouvelles créations de chapeaux. Les voilettes permettent aux femmes d’ombrager flatteusement leur regard. Isabelle s’impatiente devant la foule. Un chapeau fend la foule. C’est l’Américain.

 

Les danseuses de cancan se déhanchent. Elles font tourner leur longue robe rouge sous le regard émerveillé des spectateurs. Elles se balancent, elles se trémoussent, elles tanguent. L’Américain est séduit, le spectacle est unique. Il applaudit tout en observant Isabelle à la dérobée. C’est beau, l’âme de la France. Isabelle est en admiration devant le spectacle qui s’offre à elle. En voilà des femmes libres ! C’est merveilleux !

— Le spectacle vous plaît ? demande-t-elle.

— Je vis dans un État où seuls les cowboys font trembler la terre. Les chevaux peuvent galoper à perte de vue.

— Des cowboys ! Mais vous me faites rêver ! J’ai entendu beaucoup de choses sur l’Amérique, mais jusqu’ici je suis très impressionné par votre façon de voir les choses. Vous êtes du Far West ?

— Du Texas plus précisément. Je travaille dans les gisements de pétrole, dit l’Américain avec une pointe de dédain.

— Pourquoi ce dégoût ?

— Le problème, c’est que ça paye trop ! Je suis trop riche et je peux me permettre beaucoup de voyages ici dans l’Ancien Monde. Je fréquente les plus beaux hôtels d’Europe. Mais je n’ai rien vu comme Paris. J’ai assisté aux plus beaux opéras à Vienne et j’ai aussi visité Saint-Pétersbourg…

— Mais vous n’avez pas trouvé le bonheur dans votre cœur ! L’argent ne rend pas toujours heureux. Plus on en a, moins on sait quoi en faire. Croyez-moi, dit Isabelle en terminant sa coupe de champagne.

 

La soirée s’est terminée. L’Américain est bel et bien parti. Isabelle n’en revient pas, elle a passé une très belle soirée. Il a été courtois, poli, bien comme il faut. Ils ont bu trois bouteilles de champagne. Puis il lui a dit adieu, d’un seul coup, sans crier gare. Quelle mouche l’a piqué ? Elle ne sait même pas dans quel hôtel il est descendu. Elle se demande ce qui lui a pris. Elle fume une cigarette sur la place du Moulin Rouge. Elle est ivre et décontenancée. Elle ne sait comment achever cette soirée. Elle s’approche d’un artiste de rue qui dresse le portrait d’un couple de Russes. L’homme s’affaire à peindre minutieusement les visages. Il faut peindre ce que l’on aime. Sa toile posée sur un trépied, un pinceau à la main, le portraitiste divise le tableau sur lequel vont s’ordonner couleurs et lumières entre le front et le menton. Il a une idée plus ou moins précise de ce qu’il souhaite accomplir. Il repère les ombres créées par le Moulin Rouge. Sa réflexion est longue, mais il ne manque pas d’inspiration. Sur sa palette en bois, il mélange les couleurs denses et opaques à l’aide de son pinceau.

 

L’artiste a terminé sa toile. Le couple russe est ravi et admire le travail du portraitiste. Le peintre empoche la modique somme de huit francs. Il pourra boire jusqu’au lever du jour. Isabelle le regarde tendrement. Il lève les yeux vers elle avec tendresse. L’artiste prend son crayon et signe « Jules ». Parfois, le bonheur ne tient à rien.

 

Alan Alfredo Geday

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