À l’entrée de la salle d’audience, les photographes mitraillent l’homme qui arrive escorté par les policiers. Les lumières blanches défilent dans tous les sens et les journalistes s’agitent. C’est l’homme qui vient de passer les neuf dernières années derrière les barreaux pour crime en bande organisée : Charles Luciano, que tout le monde connaît sous le nom de « Lucky ». Pourtant, chanceux, il ne l’a pas toujours été. Il s’est cru intouchable, il le fut un temps. Ah ! S’il n’y avait pas eu ce fichu procureur Thomas Dewey. Ce petit moraliste qui faisait du zèle. Il avait décidé d’attraper tous ceux qui trempaient dans la prostitution. C’est qu’il n’aime pas les femmes, avait conclu Lucky. Il condamna Lucky à cinquante années d’emprisonnement, un demi-siècle pour quelques prostituées, c’était vraiment pas de bol. Les officiers de la Navy refoulent les journalistes. « Reculez ! Tous les journalistes hors de la salle s’il vous plaît ! » gronde un soldat de la Navy. Les lourdes portes de la salle d’audience se referment sur le chanceux. Charles Luciano prend place.
L’audience se lève. Ce sont les services de renseignements de la Navy. Que lui veulent-ils ? Encore ce matin, Lucky purgeait gentiment sa peine. Quelque chose ne tourne pas rond. Va-t-il revenir dans les rues de New York ? Quelle mascarade ! Après tout, la prison n’était pas si pénible, il avait son caviar, son champagne et des hommes de main de qualité. Il ne manquait de rien. On en fait tout un foin, mais ce n’est pas si terrible quand on sait se débrouiller. Mais les femmes lui manquent et il donnerait tout pour tâter une cuisse bien moelleuse. On va bien voir ce qu’on lui veut ici. Avec un peu de chance, il pourra négocier une entrevue charnelle.
— Salvatore Lucania, dit Charles Luciano, nous vous convoquons aujourd’hui à cette audience.
— Lucky Luciano, oui, c’est ça, c’est bien moi ! Que me voulez-vous maintenant ?
— Nous vous rappelons vos charges actuelles. Vous avez été condamné à cinquante ans de prison. Les charges qui sont tenues jusqu’à ce jour contre vous sont nombreuses. Vente, marchandises et importations d’alcool pendant la prohibition, ainsi que crime organisé dans les rues de New York… Et vous avez été aussi condamné pour proxénétisme… Plus de trois cent mille femmes à travers le territoire américain… mais Charles Luciano, nous ne sommes pas là pour discuter du passé.
— Lucky Luciano s’il vous plaît, Monsieur du FBI ! Que puis-je pour vous ?
Les officiers de la Navy ainsi que les membres du service de renseignements soupirent. Ils ne veulent pas avoir affaire à cet homme. Mais ils n’ont pas le choix. Les forces alliées ont débarqué en Sicile, et le chanceux peut leur être d’une grande aide pour avancer contre les forces de Mussolini. Cet homme, arrivé à l’âge de neuf ans dans le Lower East Side de New York, a construit un empire dont le gouvernement américain a besoin. Cet empire crée de l’emploi et développe l’économie du pays. Charles Luciano n’a été qu’un instrument dans les mains du gouvernement. Ils l’ont laissé longtemps faire, ils ne l’ont jamais arrêté jusqu’au jour où ils n’avaient plus besoin de lui, jusqu’au jour où les grandes familles ont fait la paix, jusqu’au jour où il n’y avait plus de règlements de compte. Lucky sourit. Neuf années sous les barreaux ne sont pas une mince affaire. Qu’est-ce que des actes de sabotage sur la côte new-yorkaise peuvent lui faire ? À lui ! Le garçon du Lower East Side. Le membre de l’intelligence reprend la parole :
— Salvatore Lucania, dit Charles Luciano, nous avons besoin de votre aide.
— Oui, Lucky Luciano s’il vous plaît !
— Nos forces veulent débarquer en Sicile. Et pour cela, il nous faut des hommes et surtout du renseignement. Le gouvernement américain est prêt à vous remettre en liberté sous condition.
— Quelle est cette condition ? demande Lucky.
— Ne plus jamais mettre les pieds en Amérique… vous serez déporté en Sicile à tout jamais ad vitam aeternam.
— Et New York ?
— Nous avons pris le contrôle de votre empire, vous ne devez pas vous en faire. Elle est utile à l’économie du pays.
— Et si votre débarquement échoue ? demande Lucky.
— L’Amérique n’échoue pas, Salvatore Lucania ! s’agace le membre de l’intelligence.
— En Sicile, mais comment ça en Sicile ! s’étonne Lucky. Que vais-je aller faire en Sicile ? Et mes amis, Frank, Bugsy et les autres. On se connaît depuis l’enfance. Je ne peux pas rentrer en Sicile. Je ne sais pas même s’il y a des femmes encore en Sicile sous le régime de Mussolini.
L’audience éclate de rire. Un brouhaha s’élève. Puis le silence refait surface. Un silence qui veut tout dire. L’ancien chef n’a pas le choix, il doit collaborer avec le gouvernement et l’intelligence. Il devra leur dire tout ce qu’il sait, mais aussi où sont cachées les armes, les piaules, les planques, toute la bagatelle.
— Plus jamais en Amérique ? demande Lucky.
— C’est la condition. Si vous acceptez et collaborez…, reprend le membre du renseignement.
— Entendu, répond Lucky sans hésiter.
— Entendu quoi ? Vous voulez rester en prison ou collaborer ? demande une dernière fois le membre du renseignement.
Lucky Luciano range les affaires de sa cellule. Aujourd’hui, on l’aura empêché de manger son caviar et de boire son champagne. Il glisse toutes les lettres qu’il a reçues ces neuf dernières années dans une enveloppe. Il récupère du lavabo son rasoir et sa brosse. Il va certainement passer la nuit dans une cellule de l’intelligence avant d’être déporté. Les prisonniers s’énervent. L’un des leurs s’apprête à quitter cette foutue prison. Ils hurlent derrière les barreaux tous en chœur : « Lucky ! Lucky ! » Ils crient encore plus fort. Et encore plus fort. Lucky Luciano sort de la prison et entre dans un véhicule blindé qui l’attend.
Alan Alfredo Geday
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