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Pensées newyorkaises, 1900


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Hannah est éreintée. Voilà cinq jours qu’elle tangue sur le SS Red Line en direction de New York. Elle déteste la mer, elle préfère la terre ferme. Elle rêve, elle rêve en grand, elle rêve de voir la Statue de la Liberté. Cette femme qui va la nourrir aux Amériques. Cette femme éclairant le monde qui va l’accueillir. Elle rêve de voir les mouettes voler devant les grands immeubles de New York. Parce que, il paraît qu’à New York, il y a de très hauts buildings. Il paraît que là-bas les hommes sont riches et les femmes réussissent vite à se faire une place. Voilà cinq jours qu’elle entend l’ossature de ce bateau craquer, et elle ne cesse de se réfugier dans ses pensées. Quand elle arrivera à New York, elle deviendra couturière. Elle fera des robes et elle les vendra coûte que coûte à des familles riches. Elle se procurera du tissu sur la rue Mulberry, là où tous les Siciliens vivent. Quand elle sortira d’Ellis Island à New York, elle se dirigera directement vers la Petite Italie. Elle est prête à tout. Elle est prête à confectionner sa première pièce vestimentaire avec le peu de vêtement qu’elle a emportés de l’Irlande. Heureusement qu’elle est partie pour le Nouveau Monde. La famine sévit en Irlande et les hommes peinent à se nourrir de pomme de terre. Hannah esquisse un sourire. Très bientôt, elle entendra les mouettes de la Statue de la Liberté. Très bientôt, elle posera les pieds en Amérique. Ses pensées lui déchirent l’esprit comme un ciseau qui coupe un morceau de lin. Non, elle ne sera pas couturière. Elle deviendra coiffeuse chez un Italien. Elle récupèrera tous les cheveux des clients. Elle confectionnera des perruques pour les familles riches. De très belles perruques de toutes les couleurs, du brun au noir profond, du blond au châtain cendré.  Elle a hâte d’arriver, de réussir ! Tout à coup, elle sort de ces pensées et se retrouve face à cet homme qui se lève. Il hurle : « À vous tous qui êtes sur ce bateau, je vous le dis qu’en Amérique, il ne manque rien ! Abraham Lincoln a promis la liberté à tous les hommes ! Vive le Nouveau Monde ! Vive New York ! » Puis il se rassoit sous les applaudissements des passagers. Hannah lui esquisse un sourire. Elle se replonge dans ses pensées. Que pourrait-elle bien faire en Amérique ? Et elle a entendu des choses. Il paraît qu’à la rue Mulberry, les Italiens et les Irlandais se font la guerre. Il paraît que trois italiens sur cinq meurent sur des chantiers de construction. Ils tombent des buildings comme des lapins qu’on abat. « Vivement New York » pense Hannah. Ce n’est qu’une fois là-bas qu’elle y croira vraiment !

 

La nuit est tombée. Il ne reste que quelques heures avant d’arriver sur la terre ferme. Les vagues déferlent sur le SS Red Line à un rythme effréné. Les giclées giflent le visage de Hannah. Le vent froid lui pique le nez. La traversée semble interminable en pleine nuit. Elle attend le crépuscule quand l’air se réchauffe, et le monstre marin se tempère. Un éclair fend le ciel. Dieu non ! Pas la pluie ! C’est une lame tranchante dans l’atmosphère, c’est une lueur d’espoir. Un homme hurle : « On est arrivés sur la terre ferme ! Vous avez entendu ce coup de tonnerre ? » Mais Hannah est encore loin de New York.

 

Hannah s’est endormie dehors. L’aube se lève. Elle ouvre les yeux. Un oiseau picore du pain dur à côté d’elle. Elle se lève et admire l’horizon. New York et ses grattes ciels. La Statue de la Liberté apparaît derrière un nuage qui passe. Hannah place sa main en signe de respect sur son épaule et murmure : « Amérique ! Amérique ! »

 

Alan Alfredo Geday

 

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