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Mon île, 1957


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Je m’appelle Fernando, et je suis né dans une petite ville côtière du Nord de la Sicile. Ce coin de Paradis regorge de poissons pour les pêcheurs, et c’est mon père qui m’a très tôt initié à ce métier. Pêcheurs de père en fils ! Tôt le matin à mon réveil, l’odeur salée de la mer vient me chatouiller les narines. Le soleil n’est pas encore levé. Seuls les pêcheurs se réveillent. Je bois mon grand bol de café noir, je chausse mes bottes jaunes, et je m’achemine vers le port avec mon père. Puis nous embarquons à bord de notre petite barque bleue et blanche. Nous partons en quête d’anchois, de dorades, de rascasses rouges, de grondins, de merlus, de mulets cabots, de poissons marteaux, mais aussi de saint-pierres, d’espadons, de sardines, de thons, de rougets et de poulpes ! Nous avons l’embarras du choix, car en Sicile, les roches volcaniques et la douce chaleur de la mer nous réservent une opulence inépuisable ! Notre Sicile est fragile, victime des éruptions de l’Etna, mais comme une corne d’abondance, elle ne se vide jamais de ses trésors. Nous avons le butin de la mer, le nectar de nos vignes, les oliviers, les orangers, et du miel à n’en plus pouvoir.

 

Quand nous sommes en mer, mon père aime à me raconter une vieille légende sicilienne. Elle symbolise notre sentiment vis-à-vis de notre île, vulnérable mais protégée par une force profonde. Nous savons que nous verrons sans cesse notre terre ravagée, attaquée, dévorée par la lave, mais comme le phénix, la Sicile renaît toujours de ses cendres. Et jamais elle ne sera engloutie par la mer. Jamais notre mer sacrée ne deviendra notre tombeau. Cette légende est celle de Colapesce. Jadis, il y a fort longtemps, vivait un garçon qui répondait au nom de Nicola, dit Cola. Il était, comme moi, fils de pêcheur. Et comme moi, il aimait la mer plus que tout autre chose. Il ne se lassait pas de plonger, de nager, de s’oublier dans les profondeurs et de se reposer à la surface. Tant et si bien qu’il devint une véritable créature marine. Et à sa grande stupéfaction, il vit un jour sa peau se transformer. Des écailles lui recouvrirent les bras, puis le dos, puis le cou, et enfin le corps tout entier. Ses mains s’allongèrent, ses pieds se palmèrent, et il lui poussa de véritables nageoires ! Loin d’être effrayé par cette métamorphose, Cola plongea encore et encore pour profiter de ses nouveaux talents. Il cueillit des coraux et des algues des fonds marins, il chatouilla le gosier des plus terrifiantes créatures qui vivaient dans l’obscurité, il découvrit des navires engloutis, des citées perdues, des passés plongés dans les tréfonds des eaux. Cola était détenteur d’un savoir que nul ne pouvait imaginer. Mais un beau jour, le roi Federico II eut bruit des aventures de ce jeune fils de pêcheur. Poussé par la curiosité, il envoya ses émissaires mener l’enquête. Ces derniers lui contèrent des exploits encore plus grands que ceux rapportés par la cour. Le roi ne pouvait rester les bras croisés devant une telle merveille, et fit le déplacement jusqu’à Messine pour rencontrer Colapesce.

 

Le roi Federico II décida alors d’éprouver ses talents. Une foula s’amassa devant la côte et le roi jeta à l’eau une coupe d’or qui ne tarda pas de rejoindre les fonds marins. Colapesce plongea d’une falaise escarpée, si haute et si pointue qu’elle semblait une dent de requin acérée. Son petit corps squameux traversa les airs avant de se faufiler dans l’eau. Il disparut quelques instants, et aussitôt, il sortit de la mer, la coupe d’or à la main. La foule était ébahie. Colapesce revint à la surface, sans fatigue et sans essoufflement. Le roi fut stupéfait, mais il ne voulait pas montrer sa fierté si vite. Il voulut éprouver Colapesce de nouveau. Ainsi, il se fit mener vers le large et jeta dans la mer un simple anneau. La bague fondit dans les abysses de la haute-mer. Et quand Colapesce plongea encore, s’engouffra parmi les courants sur des kilomètres, il aperçut quelque chose d’étrange. Ainsi il vit trois énormes colonnes qui, du fond de la mer, cachées à la vue, soutenaient toute la Sicile, permettant à l’île de rester à flot et de ne pas couler. Deux étaient intactes tandis que la troisième était consumée par un incendie. Un frisson parcourut le dos de Colapesce. Il se hâta de rejoindre la surface, il fallait vite prévenir le roi de cette menace. Mais le roi ne voulut pas le croire. C'était un roi sceptique qui ne croyait que ce qu'il voyait de ses yeux. Colapesce insista, répéta, trépigna. Mais rien n'y fit. Enfin, une idée lui vint. Il allait rapporter une preuve au roi. Alors, il s'empara d'une bûche et promit de l'embraser du feu de la colonne. Aussitôt dit, aussitôt fait, Colapesce plongea et consuma la bûche avant de la rapporter, triomphant, sous le nez du roi Federico II. Devant cette preuve irréfutable, le roi ne put douter. Mais comment allait-il sauver son peuple ? La foule commença à trembler. On présageait le pire pour la Sicile. Leur île était prête à s'effondrer, leurs maisons et leurs enfants à périr sous les flots. Colapesce vit les mères pleurer, les pères s'alarmer, et l'orgueilleux roi désemparé. Mais le jeune fils de pêcheur était aussi brave qu'agile, et il ne tarda à se proposer pour sauver sa patrie. « Je serai votre colonne, et de mes bras, je soutiendrai la terre au-dessus de la mer », déclara-t-il avant de disparaître dans l'infini de la mer. Et depuis ce jour, la Sicile tient bon. Depuis ce jour, nul ne doute de la force de Colapesce. On dit qu'il tient encore à bout de bras l'île aux mille trésors.

 

Les nuages se sont amassés dans le ciel. Il se fait tard. « Nous devons rentrer papa ! » dit Fernando à son père qui retire le filet de pêche des eaux. Ce sera une dizaine de rougets pour la journée que la mère vendra au marché. Le père s’empare des rames, et laisse la barque fendre les eaux cristallines pour revenir au port. La journée fut longue mais fructueuse. Les eaux de la Sicile ne déçoivent jamais. Fernando observe l'Etna. Va-t-il bientôt vrombir ? Cela dépendra de Colapesce. Si la terre lui pèse et qu'il change de bras.

 

Alan Alfredo Geday

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