Marcel Mengel naquit dans une famille juive polonaise, dans le Nord de la France. Son père tenait une épicerie cacher à Lille, et connaissait un certain succès dans les affaires. Mais il n’était pas heureux. Il avait toujours rêvé d’être chanteur, lui qui avait une voix de ténor à faire trembler les carcasses de sa boucherie ! Sa femme n’était pas moins morose, elle avait la nostalgie de la Pologne, et s’évadait dans les livres qui s’entassaient à son chevet. L’amour du spectacle et de la culture régnait ainsi chez les Mengel. Un amour déçu, mais un amour partagé. On ne manquait pas un spectacle, quand on pouvait se le permettre, et on se tenait au courant de tout ce qui plaisait à Lille. Ainsi, ce ne fut pas étonnant que le jeune Marcel, le cadet, s’épris de théâtre. Ce n’étaient pas les tirades de Racine, les vers de Molière ou les passions de Tchekhov qui l’animaient, mais la gestuelle des acteurs, ces petits riens qui leur permettaient d’incarner un personnage. Marcel hantait aussi les salles de cinéma, à la sortie de l’école et des dimanche entiers, à la recherche de visages en gros plans, et d’émotions muettes. Quand il vit Charlot pour la première fois sur le grand écran, il comprit qu’il n’était pas seul. Et Marcel ne s’inspirait pas seulement de ces êtres imaginaires. Tout était matière à l’observation et la création. Comment son père tenait-il sa cuillère ? Comment son frère se coiffait-il, le matin, devant la glace ? Quelle était la démarche de sa mère ? Il aimait reproduire, imiter, mimer dans les moindres détails ces habitudes que personne ne voyait.
Marcel Mengel développa une grammaire de l’art du mime qu’il appela la « statuaire mobile ». C'est parce qu'il avait une voix de gorge, sourde, voilée, qu'il décida de devenir mime, et non pas comédien. Il n’avait pas hérité de son père son coffre et sa cage thoracique de boucher ! Il avait la discrétion de sa mère, dont il connaissait par cœur la façon de tourner les pages. Il écuma les cabarets pour représenter son langage unique. Mais la vie de mime était difficile, et souvent incomprise. Alors, il finit par travailler avec son père, comme assistant boucher. S’ennuyait-il, au milieu des filets et des entrecôtes ? Pas du tout ! Il se nourrissait du mouvement des couteaux, de l’inflexion des bras, du basculement des corps. Tous ces bouchers en action étaient un spectacle vivant ! Mais tout de même, il lui faudrait un jour se faire comprendre. Il avait tant vu, qu’il était bien certain d’avoir beaucoup à montrer !
Mais un jour, un tragique événement bouleversa la famille Mengel. Le père fut arrêté dans sa boucherie, devant les yeux effrayés de son fils. Le visage pétrifié de son père, la peur qui se lisait dans ses yeux, la brutalité des policiers. Marcel imprima ce moment dans sa mémoire, et il ne le quitta jamais. On était à la veille de la Seconde guerre mondiale. Le destin des Mengel était sombre et sans espoir. Marcel n’eut plus jamais de nouvelles de son père. Celui-ci mourut à Auschwitz, sans adieu, sans famille, comme un chiffre de plus.
Quand son cousin lui proposa de rejoindre la résistance, Marcel n’hésita pas un instant. Il le devait à son père, il le devait à tous les juifs. Il prit un nom de résistant : Marceau, et devint accompagnateur d’enfants partant en colonie. Bien sûr, il ne s’agissait pas de vacances. Il fallait faire franchir la frontière suisse à tous ces petits juifs menacés de déportation. Les policiers n’avaient pas le courage de fouiller ces innocents qui chahutaient dans le train. Qui aurait pu deviner le fin mot de l’histoire ? Marceau parvenait à leur faire oublier la peur. Il les faisait éclater de rire. Ses mimes leur réchauffaient le cœur. Il était un héros sans orgueil, il était le héros des enfants. Mais la mission était périlleuse, ils avaient tout à affronter au sortir du train : les forêts, les rivières, les barbelés et les soldats suisses. Les enfants couraient, rampaient, se faufilaient. Ils devaient survivre, la liberté était à quelques pas.
À la libération, Marcel Mengel garda son pseudonyme de résistant et se fit appeler « le mime Marceau ». Il s’inspira du Paris d’après-guerre, de la clameur des faubourgs, des chanteurs de rue et des marchés animés. Il enrichit son personnage en puisant dans les arts du monde entier : le théâtre no, le kabuki, les masques du théâtre oriental ou de la commedia dell'arte. Et c’est ainsi qu’il devint un grand mime, qu’il se propulsa en haut de l’affiche, sur toutes les colonne Morris de la capitale. Il avait un cœur d’enfant et un œil de sage, il se cognait à la vie avec une lucidité à faire frémir. Il incarnait toute une époque, toute une histoire. Le mime Marceau était toujours vêtu d'un pantalon blanc à pattes d’éléphant, d'une marinière, d'un caraco gris à gros boutons ronds et d'un chapeau d'où émergeait une fleur écarlate. Ses grands sourcils en accent circonflexes frétillaient au milieu d’une face blanche, et ses lèvres rouge sang dessinaient des pamphlets sans parole. De son corps, il avait fait un spectacle, et même, un univers. Il devint l’un des artistes français les plus connus au monde.
Maintes fois décoré pour sa bravoure et son courage pour sauver les enfants juifs, Marceau quitta le monde en 2007 et fut inhumé au cimetière du Père Lachaise.
Alan Alfredo Geday