« Cette chanson fera un fiasco ! » avait dit l’agent à Freddie Mercury, le chanteur du groupe Queen. La chanson était trop fantaisiste, décousue et incohérente. Et six minutes, ce n’est pas un format de musique commerciale ! Les radios ne voudront jamais la diffuser, et les quarante-cinq tours ne seront jamais vendus ! Mais Freddie Mercury ne veut pas en démordre. Il a une vision claire et précise. Il est convaincu du succès de sa rhapsodie. Freddie Mercury l’a composée sur le piano droit de son appartement londonien. Seul devant son clavier, il a joué des nuits entières, il a senti le soleil se répandre dans l’appartement, puis disparaître, sans qu’il ne lève les mains du piano. Le monde n’existait plus, ni les fêtes flamboyantes, ni les jolis garçons, seules existaient les quatre-vingt-huit touches noires et blanches et le son de sa voix. Une voix qui n’était plus la sienne, la voix de l’inspiration, qui semblait descendre jusqu’à lui. La drogue le maintenait concentré, il se sentait pousser des ailes, et pénétrer les endroits les plus sombres et les plus coupables de son histoire. Il était Faust vendant son âme au diable pour percer les secrets de l’univers. Il était l’assassin descendant aux enfers, dans les pleurs d’une mère qui a perdu son fils. « La foudre et les éclairs me font vraiment peur », cria-t-il sur un air d’Opéra.
Bohemian Rhapsody demeure un mystère. La culpabilité et la douleur sont omniprésentes, mais le propos semble capturé dans sa boîte de Pandore. C’est une chanson intime et cryptée, un cri du cœur verrouillé. On a échafaudé des hypothèses, on a voulu percer le mystère. On a prétendu que Freddie Mercury avait contaminé un homme, à l’heure où le sida n’était pas encore révélé au grand jour. Il était responsable de la mort d’un amant. Dans sa chanson, il se dépeignait comme un homme divinement puni, lui qui fréquentait les lieux les plus décadents de la capitale londonienne, lui qui aimait s’oublier dans les bras des hommes et dans la drogue, lui qui portait du poison dans son sang. Il recevait son châtiment. À la honte d’être gay s’ajoutait celle d’être un assassin. Être homosexuel, c’était une tare dans les années soixante-dix, et il était harcelé par la presse, accusé et humilié. On le renvoyait à sa déviance. Excentrique, pas seulement, il était anormal. Bohemian Rhapsody, c’est une descente aux enfers progressive, lyrique, un rock-opéra décousu qui transcende le déchirement intérieur de Freddie, qui sublime cet écartèlement existentiel. « I want to break free », chantera-t-il dix ans plus tard.
À sa sortie, Bohemian Rhapsody fut un succès colossal. Les radios passaient la chanson du groupe Queen, en boucle, nuit et jour, au grand bonheur des britanniques. Qu’était cette chanson ? C’était une nouveauté hors pair. C’était une rhapsodie, un ensemble de morceaux cousus tous avec la même voix, celle de Freddie. La chanson arriva en tête du box-office. Freddie Mercury avait posé sa bombe, il avait imposé sa Bohemian Rhapsody. L’ensemble de la chanson avait requis six semaines d’enregistrement, et le passage d’opéra à lui seul en avait demandé trois, et cent quatre-vingt prises de son, tant il était difficile. Freddie Mercury avait dirigé le groupe du début à la fin, comme un chef d’orchestre, il avait une vision globale et bien arrêtée. On avait écouté Freddie, malgré son perfectionnisme épuisant, on avait répété dix heures par jour, on avait sué sang et eau pour ce morceau long et dense, on avait enregistré l’introduction, puis la ballade, puis le solo de guitare, puis l’opéra, puis le hard rock, et enfin l’outro. Ça n’en finissait plus, six minutes de tension musicale, six minutes de la folie géniale de Freddie Mercury.
Alan Alfredo Geday