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Le gruau des Alliés, 1945


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Le gruau est un mélange de céréales : généralement de l'avoine, du blé, du seigle ou du riz. Ce sont les restes de la récolte que l’on moud et que l’on fait bouillir dans de l'eau ou du lait afin d’obtenir une épaisse mixture pâteuse, blanchâtre, inodore et insipide. On peut y ajouter une pincée de sel ou de sucre, afin de relever le tout. Historiquement, le gruau appartenait au régime alimentaire de base en Occident, en particulier chez les paysans. Il pouvait aussi être fabriqué à partir de millet, de chanvre, d'orge ou, lorsque les temps étaient durs, de farine de châtaigne ou même de glands moins amers de certains chênes. Le gruau était également utilisé pour les malades et les enfants récemment sevrés, pour sa facile digestion et ses vertus nutritives.

 

                  — Encore ce gruau qui pue l’armée anglaise ! se plaint un écolier qui fait la queue.

                  — Au moins on ne crève pas la dalle ! s’énerve son camarade.

                  — Voilà cinq jours qu’on mange cette bouillie infâme ! gémit un autre.

                  — Nous sommes prisonniers ! On a perdu la guerre ! Où est ma mère ? pleure un dernier.

 

Elizabeth s’est levée de bonne heure et s’est mise au travail. Elle a déposé un baril vide sur un feu de bois, et a préparé le gruau qui doit être servi aux écoliers. Sa mission au sein de l’armée alliée est de nourrir tous les garçons de l’école Charlottenburg à Berlin. L’Allemagne a capitulé, et Adolph Hitler s’est suicidé. « C’est une rumeur ! » lance un garçon. « Personne ne peut évincer le Reich ! » pleure un enfant. « Et cette mégère qui n’arrête pas de nous servir cette puanteur de gruau ! » se plaint un autre. Les enfants font la queue pour recevoir leur portion. Berlin est détruite et elle est en cendres. Les femmes allemandes sont menacées d’expulsion de la ville. La guerre est comme ça ! Injuste aux yeux de ces enfants qui se mettent en ligne, le ventre creux et gargouillant. « Si j’avais une mitraillette, je la fusillerais sur le champ ! » lance un garçon quand les autres éclatent de rire. « Ça suffit comme ça ! » gronde Elizabeth. Et elle comprend le désarroi de ces enfants qui se retrouvent sans toit, qui ne savent pas si leur père est vivant ou si leur mère a été violée. Berlin n’est plus ! L’Allemagne a perdu ! Et que faire de tous ces garçons dont le cerveau a été lavé pendant des années. « Vive le Führer ! » hurle un garçon en levant la paume de sa main. Il prend sa portion de gruau qu’il avale d’une traite. Plus on avale vite cette saleté, moins on la sent, plus l’estomac se remplit ! C’est comme une balle qui traverse la tête d’un chef nazi en un éclair. Le suicide d’Adolph Hitler a marqué les esprits.

 

Ces enfants sont abandonnés à leur propre sort. Pour l’instant, les autorités britanniques insistent pour qu’ils dorment au sein de l’école, sur des matelas de fortune, dans la grande salle qui servait autrefois de réfectoire. Ils sont surveillés par Elizabeth qui ne cesse, dans son Allemand incompréhensible, de leur raconter de histoires. Les fées, les légendes, les fables, ça ne les intéresse guère. « Interdit ! », « Oust », disent les garçons avant de se coucher la nuit tombante. Plus on est nombreux, moins on ressent cette solitude, moins on a le cafard. Mais un père reste tout de même un père. Et l’amour d’une mère est unique, à nul autre pareil. Quelques-uns des garçons se sont endormis sous les yeux à moitié fermés d’Elizabeth. Puis c’est à son tour de s’assoupir. La nuit à Berlin est affreuse. On peut encore sentir la fumée des bombes. La lune est écarlate, mais comme la nuit est longue et désagréable en ce temps de défaite. Deux enfants peinent à dormir et chuchotent jusqu’au petit matin :

 

                  — J’ai envie de vomir ! Du gruau et rien que du gruau ! se plaint l’un d’eux.

                  — Si seulement Elizabeth savait quel goût a sa soupe, elle réfléchirait deux fois avant de nous la servir !

                  — La guerre est terminée, on a perdu la guerre, et le Führer invincible s’est suicidé !

 

Alan Alfredo Geday

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