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Le départ de Varsovie, 1937


 

« Le dîner est servi, chers convives ! » La gêne du début du repas fait place à une conversation animée et sincère, le vin aidant. Stella découvre un artiste sensible et cultivé, qui n’a rien de cet homme prétentieux qu’elle imaginait. Aleksander Spielman parle à cœur ouvert, encouragé par Giovanni et Stella qui l’écoutent avec bienveillance et, il faut bien l’avouer, une pointe d’admiration.

— Je m’en souviens comme si c’était hier. J’avais l’impression d’être l’homme le plus recherché de Varsovie. Je sursautais à chaque bruit suspect et je traversais la gare en longeant les murs comme un mauvais espion. J’entrai finalement dans le train sans me faire interpeller et m’installai au wagon-bar parmi la populace pour me laisser le temps de me cacher si un contrôleur entrait, je n’avais pas mon billet. Le voyage me parut interminable. Je n’ai pas fermé l’œil de la nuit. Je changeais de wagon toutes les demi-heures pour ne pas me faire attraper. Je crois que même si je n’avais pas fraudé, l’excitation de l’aventure qui m’attendait ne m’aurait pas laissé dormir. Je n’avais rien avec moi que quelques partitions et ma Torah. J’ai pourtant été élevé dans un milieu assez bourgeois, mais être démuni ne m’effrayait pas, au contraire, c’était une chance pour moi de me prouver que j’étais capable d’affronter le monde tout seul. Après quelques heures, je peinais à tenir debout. Je trouvai finalement un siège libre en troisième classe et somnolai à côté d’une famille fort sympathique qui m’assura de me prévenir en cas de danger. Aux premières lueurs du jour, j’admirais les rais du soleil s’étendre sur les champs de betteraves. Je n’arrivais pas à réaliser, mais j’avais quitté mon pays. Il n’y avait plus rien à espérer de la Pologne, ce pays m’apparaissait comme une mère indigne, incapable de préserver ses enfants.

— Vous avez laissé votre famille derrière vous sans vous en inquiéter ? ose demander Stella.

— De mes parents, je n’avais plus de nouvelles depuis des années. Ils m’avaient chassé de Cracovie à cause de mes inclinations. Ce fut ma tante qui m’hébergea. C’était une marginale, cette vieille veuve vivait modestement de sa rente et composait tout le jour durant. Elle était musicienne, elle était passionnée et elle sortait très peu. Elle avait d’ailleurs quelques amis haut placés au Conservatoire ; elle avait été belle et talentueuse, certains en avaient gardé le souvenir. J’eus le cœur déchiré en la quittant, mais elle me facilita la tâche en m’encourageant, comme à son habitude, souhaitant le meilleur pour moi et me présageant un avenir glorieux.

— Pourquoi êtes-vous parti pour Paris ? 

— J’avais entendu parler de Paris, quelques-uns de mes camarades y avaient étudié. Ils me la décrivaient comme la ville la plus foisonnante et la plus lumineuse que l’on puisse imaginer. « C’est une ville de musique, une ville de culture, une ville en plein essor », me disait-on. Vous savez, je n’ai même pas pu finir mes études au conservatoire de Varsovie, et ce, en dépit des amis de ma tante. J’ai reçu une lettre un beau jour qui m’intimait de ne plus revenir. Il n’y avait pas d’explications, mais je devinais bien la raison. Je me suis enfermé chez moi quelques semaines pour composer, j’avais la rage au cœur, j’avais envie d’incendier ce conservatoire que j’avais tant aimé. Mais revenons à ce voyage, j’étais donc dans ce train à m’imaginer les jours à venir. Je parlais le polonais, le russe, le yiddish et un peu d’anglais, mais je ne connaissais pas un mot de français. Comment allais-je me faire comprendre ? Finalement, c’était un détail, j’étais libre ! La musique me permettrait de communiquer. Quand le train s’est engouffré dans la gare de l’Est, c’était le petit jour. Je suis resté à contempler la grande verrière toute la matinée. Je voulais marquer ce moment, le graver dans ma mémoire. J’ai toujours été attentif à rendre certains moments symboliques et à m’imprégner des lieux. C’est ainsi que je donne du sens à ma vie et que je trouve mon inspiration. Puis je repris le cours tranquille de mon existence et allai m’asseoir à la terrasse de la Brasserie de l’Est. J’ai allumé une cigarette, je fumais à cette époque, et le serveur s’est approché de moi et a commencé à me parler. Il ne s’arrêtait pas et je ne comprenais pas un traître mot. Tout à coup, il s’est arrêté, je crois qu’il a compris que je n’étais pas français en voyant mon paquet de cigarettes. Je lui ai souri, je ne savais pas quoi dire. Il est revenu avec un café et un croissant, il a dû penser que c’était l’essentiel quand on arrivait à Paris.

— Quelle histoire ! réagit Stella. Vous avez tout laissé derrière vous ! Et vous êtes monté dans ce train !

— J’en découvre plus sur vous chaque jour, dit Giovanni, impatient de connaître la suite.

— Votre histoire n’est pas commune non plus ! Nous sommes tous les deux des aventuriers ! s’amuse Aleksander.

— Mais Monsieur Spielman, ne coupez pas court à votre histoire. Continuez, je suis impatiente de savoir comment vous en êtes arrivé là aujourd’hui, s’enthousiasme Stella en serrant la main de Giovanni.

— J’avais annoncé ma venue à un ancien ami du Conservatoire qui travaillait alors pour l’orchestre de l’Opéra de Paris, continue Aleksander Spielman. Il était pianiste comme moi, et nous avions tous deux le goût des jolis garçons, ce qui nous faisait quelques points communs. Il m’a accueilli chez lui à bras ouverts et sans aucune contrepartie. J’étais fauché, mais il avait la courtoisie de ne jamais me le faire sentir. Mon caractère n’est cependant pas celui d’un assisté, et j’ai vite cherché du travail. J’ai alors joué dans des cafés, dans des gares et dans des cinémas de quartier qui passaient encore des films muets. Je ne gagnais pas grand-chose, mais assez pour quelques cornichons polonais que j’avais dégotés dans une épicerie du Quartier latin et pour offrir des fleurs chaque soir de concert à mon ami. C’était la vie de bohème. Andrei, mon hôte, m’emmenait quelquefois au Dôme pour rencontrer d’autres artistes qui venaient y boire jusqu’au petit jour. Les peintres venaient y échanger leurs tableaux, et quelques mécènes se chargeaient de leur en acheter quand ils avaient de la chance. J’ai aussi fait la connaissance de plusieurs poètes et écrivains qui n’ont pas connu la gloire malgré leur talent. Je ne me souviens même pas de leur nom, ils sont tombés dans l’oubli et sans doute dans la débauche qui les guettait déjà. J’ai eu des amourettes de passage, rien de bien sérieux, mais cela me permit d’améliorer mon français. On n’apprend jamais aussi bien une langue que dans l’amour.

— Vous avez dû en connaître des hommes, votre français est parfait ! plaisante Stella.

— J’en ai connu tellement que certains sont inconnus.

— Vous êtes très amusant, Monsieur Spielman, dit-elle en terminant sa flûte de champagne. Je ne l’aurais jamais imaginé. Mais vous n’avez pas fini enfin ! S’il vous plaît, continuez.

— Je vous parlais du Dôme, c’était le premier café de Montparnasse, mais le Dôme n’est plus ce qu’il était… à l’époque, on pouvait y manger une saucisse de Toulouse et une assiette de purée pour moins de trois francs. C’était une aubaine pour les artistes fauchés comme moi. Andrei y venait surtout pour compléter sa collection de nus.

— Mais comment êtes-vous devenu célèbre ? demande Giovanni. Même moi je l’ignore.

— Ce fut un coup de chance pour moi et un coup de malchance pour mon ami Andrei. Il m’avait désigné comme son remplaçant à l’orchestre de l’Opéra. Son goût pour les jeunes artistes l’affligea malheureusement de ce qu’on appelle la maladie de l’amour : la syphilis. Il fut hospitalisé quelques semaines, et je pris sa place dans l’orchestre. Je voulais faire mes preuves et, il faut bien l’avouer, surpasser le talent de mon ami. Cela ne manqua pas, quelqu’un me repéra. Son nom était Simon Delavallère. C’était le fils du directeur des plus grandes salles de spectacle de Paris. Il vint à ma rencontre au Procope, alors que l’on fêtait la dernière représentation entre musiciens. Il était dur et méprisant, il me fit comprendre que ce n’était pas par gaieté de cœur qu’il faisait appel à moi, je n’avais aucun renom et pas une once de grâce, mais il avait absolument besoin d’un pianiste pour accompagner une chanteuse de variété pour le spectacle du lendemain. J’acceptai immédiatement, c’était une opportunité incroyable. J’ai travaillé plusieurs années en collaboration avec cette chanteuse, je composais pour elle et je la suivais en tournée dans toute la France. Elle devint une réelle amie, et c’est elle qui me permit de prendre mon envol bien qu’elle eût besoin de moi. Elle me présenta ainsi au milieu très fermé des musiciens classiques et de fil en aiguille…

— N’avez-vous pas trop souffert de l’Occupation ? s’enquiert Stella.

— Si, évidemment. J’ai dû faire quelques sacrifices que je n’aime pas beaucoup raconter.

 

Alan Alfredo Geday

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