— Pourquoi je dois toujours ranger mes jouets ? avait demandé William avant de se coucher.
— Je veux te raconter une histoire, lui avait répondu sa mère. Cette histoire se passe en Écosse, dans une campagne reculée et oubliée, il y a fort longtemps, si longtemps que les très vieilles personnes l’ont entendue de leurs ancêtres qui eux-mêmes, l’ont entendue de leurs aïeux qui, eux-mêmes, l’ont écoutée dans leur très jeune âge. Dans un cottage vivaient cinq enfants avec leur père. La mère avait succombé à la naissance de la dernière fille, et tous étaient bien tristes de cette perte, car ils l’aimaient tendrement. Quand le père s’absentait pour aller travailler à Édimbourg, les enfants restaient dans le cottage pendant six longs jours en attendant que leur père revienne pour le repos dominical. Le père était peiné à chacun de ses retours. Non pas parce qu’il devait élever cinq enfants tout seul, mais parce que le cottage devenait invivable. Les enfants étaient désordonnés, leurs jouets se retrouvaient partout dans la maison, la vaisselle s’empilait comme des tours de Pise dans l’évier, le sol était crasseux à souhait, tant qu’on aurait pu coller les jambes d’un éléphant effrayé par une souris. Le père n’avait pas ni force ni le courage de remettre de l’ordre dans la maison, ses semaines de travail l’épuisaient et il avait l’impression d’être Sisyphe roulant son rocher jusqu’en haut de la montagne avant de le voir dévaler la pente et de devoir recommencer éternellement. Mais un beau jour, une idée lui vint, qui éclaira son esprit d’une lumière d’espoir : il fallait demander l’aide d’un brownie. Le brownie est une créature magique qui s’introduit dans le cottage avant le réveil de la famille pour tout nettoyer, tout ranger, tout rendre étincelant et propre comme un sou neuf ! Le brownie n’est pas facilement apprivoisable et il faut l’amadouer avec du miel et du porridge tiède. Têtu, dépourvu de nez, couvert de poils et doté de grands yeux bleus, c’est un être féérique qu’il n’est pas donné à tous d’apercevoir. Pourtant, c’est une créature des plus pratiques pour remettre de l’ordre dans un cottage. Ainsi, lorsqu’il daigne s’attacher à une maison, le brownie s’occupe aussi des enfants et peut être amené à distraire le maître des lieux en jouant aux échecs ou au whist. Mais les cinq enfants ne voulaient pas avoir affaire à un brownie, trouvant la créature au visage couvert de suie effrayante et intrusive. Ils décidèrent donc de toujours mettre de l’ordre derrière eux pour éviter la venue de l’indésirable. Mieux vaut ranger qu’être sous la tutelle d’un brownie. Mieux vaut avoir le champ libre pour jouer que d’avoir des instructions à respecter.
— Maman, tu ne vas pas faire appel à un brownie, j’espère ?
— On ne sait jamais, si tu donnes du fil à retordre à papa, tu pourrais avoir un brownie comme maman…
— Je te promets que tout sera toujours rangé pour papa…
— Bonne nuit mon amour ! Dors bien ! Demain est un autre jour !
Ce matin, William est sorti de chez lui pieds et torse nus rejoindre son rocher. Il a l’habitude de s’asseoir sur ce rocher pendant les marées basses de l’île d’Arran, au large de l’Écosse. William est mélancolique. Il a besoin de rêvasser au bord de la mer. Il observe le ressac. Il écoute le bruissement des vaguelettes. Il n’est pas d’humeur à faire une longue marche dans les montagnes de l’île pour repérer les guillemots à miroir et les faucons pèlerins. Tous ces oiseaux, les craves à bec rouge et les lagopèdes alpins, voleront toujours sur l’île pour le distraire de sa tristesse. « Ils ne vont pas partir et ne peuvent que revenir ! » lui a promis sa mère. William trempe ses pieds dans l’eau qui s’approche du rocher, et elle se retire lentement, laissant le paysage sableux inerte et intact. Le nuage est passé et laisse le soleil venir poser ses rayons en un pianotement sur le large. William reste immobile, seules ses pensées s’évadent et se mêlent à la légère brise du matin. « Je vais bientôt rejoindre l’autre monde », lui a confié sa mère en le cajolant. Et il a fait la promesse d’être sage après son départ. Sa mère est malade, mais il ne sait pas de quoi. Il ne sait pas comment. Il ne comprend pas cette maladie qu’elle-même, sa mère, tente de lui expliquer. Mais elle va partir. Elle sera ailleurs comme elle l’explique si bien. Quelque part entre le ciel et la mer.
Alan Alfredo Geday