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La légende du cacciucco ! 1950


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Livourne dévastée par la guerre se réveille à l’aube. Les pêcheurs livournais sortent de chez eux avec leurs filets et leurs seaux. Ils traversent la ville en reconstruction. Ils enjambent les débris des maisons bombardées en sifflotant. Ce sont des chansons de marins que l’on apprend de génération en génération. Des prières pour une mer calme et une bonne pêche. Parmi les pêcheurs, le père et le fils Toledoni, réputés pour leur musique, jouent de l’harmonica pour accompagner leurs confrères. Ils rejoignent leur gozzo, cette barque napolitaine surmontée d’un œil protecteur. L’enfant lui a donné le nom de sa mère : Nina. En pleine mer, le jour s’est levé, et le littoral a disparu. Mais une masse nuageuse s’approche et prend au piège le pêcheur et son fils. 

 

— Nous devons rentrer au plus tôt ! ordonne le père.

 

Le brouillard s’épaissit. On entend le vent gronder, l’embarcation cahote dangereusement. Les nuages dévorent la lumière. Les sifflements aigus du vent assourdissent l’enfant qui regarde son père se démener pour rejoindre le large. Un tourbillon précipite la frêle embarcation dans un enfer dans lequel le père ne peut plus protéger son fils. Les bras du père tournoient dans le vide. Les vagues deviennent de plus en plus impétueuses. Le tonnerre gronde et fait craquer l’ossature de bois. Terrorisé, le fils serre son harmonica entre ses doigts. Des lumières éblouissantes éclairent le visage fasciné du fils vénérant l’effort du matelot. Le marin courageux butte intensément pour faire naviguer la coque. Ses efforts restant vains, il s’étend au fond de la barque pour attendre la fin de la bourrasque. L’enfant dépose sa tête mouillée sur l’épaule de son père.

 

Nina sort avec plaisir de sa corbeille des anchois marinés et une botte de persil. Elle ouvre les petits poissons et les étale sur un torchon pour qu’ils dégorgent. L’huile pimentée dessine une auréole rougeâtre. Elle hache menu le persil du bout de son couteau. Elle aime cuisiner. C’est son talent à elle. Elle transforme, elle associe, elle relève le goût et les saveurs de la moindre chose qui passe entre ses mains. Elle prépare du cacciucco pour le souper. C’est le repas du pauvre, mais la pauvreté la rend magicienne. Les gens riches ne savent pas créer. Ils n’ont pas la valeur des choses. Ils se laissent servir et ne profitent de rien. Il faut faire pour savourer. Ses deux hommes ne vont pas tarder à rentrer de la pêche. Ils seront fatigués, ils auront faim, et l’odeur suave du cacciucco les enveloppera comme une grande caresse. On peut croire que cette vie est routinière et insipide, mais elle est pleine d’habitudes charmantes qui soutiennent l’amour de cette famille. Elle ne s’ennuie jamais, elle, Nina, elle met toujours du cœur à l’ouvrage, et le cœur c’est à la fois le courage et la tendresse.

 

La tempête se calme. Le vent s’apaise. Les nuages s’éloignent à l’horizon. Le père agrippe les rames et fait glisser la barque sur la mer calme. La chaloupe fend les flots dans un bruissement cristallin. Le père soulagé demande à son fils de lui jouer un air d’harmonica. Et ils rentrent au port sans un seul poisson.

 

Sur les quais du port de Livourne, les enfants courent et s’éclaboussent. Leurs petits pieds glissent sur les pavés polis par le ressac de la mer et les algues qui les recouvrent. Les bambins frétillent comme des poissons et viennent se réchauffer dans les bras de leur mamma qui les enroule dans des serviettes blanches ; la douceur et la chaleur les envahissent. Au loin, les portefaix du port rangent les tonneaux de mazout près des cafés du quai. Malgré l’odeur nauséabonde du mazout, les vieillards sont installés dans le café du port, protégés du soleil par une large banne en toile rouge. Plus tôt dans la journée, les vecchio s’y sont installés pour palabrer sur le renouveau de la ville. Leur chère Livourne a peut-être été dévastée par les raids américains, mais elle résiste à tout, et on la voit se construire encore plus forte. Le falotier du port s’amuse des considérations des vecchio. Il allume les réverbères à gaz éclairant la terrasse ; la devanture et les pavés du quai prennent une teinte violacée. Assis autour de petites tables nappées, certains jouent aux dés tandis que d’autres, pensifs, regardent l’écume se former à la surface de la mer et les marins qui chargent et déchargent les paquebots.

 

De retour à la maison, le fils Toledoni se rue dans les bras de la mère inquiète. Il lui raconte l’épisode du déluge. Piteux, il tend son panier. Il n’y a pas de poissons. Caressant tendrement la joue de son fils, la mère lui révèle la légende de Livourne : « Un pêcheur de Livourne, parti avec sa barque pour pêcher, avait été surpris dans une tempête imprévue et s’était noyé. Il avait laissé sa femme et ses trois enfants dans la misère, tant et si bien que, saisis par la faim, les enfants étaient allés chez des pêcheurs amis de leur père pour mendier un peu de nourriture. Tous leur avaient donné quelque chose : qui un poulpe, qui une cigale, qui un rouget et qui une sèche. La mère, avec les poissons ramenés par ses enfants, avait préparé un plat chaud. Elle avait rassemblé des herbes et des tomates du potager et avait élaboré une sauce avec un peu d’huile d’olive et les restes du poisson. Elle avait déposé dans une soupière des tranches de pain rassis et y avait versé la soupe. Le parfum de cette manne céleste s’était propagé dans le quartier, ameutant une foule de curieux qui, avec grande surprise, avait senti que cette odeur suave provenait de la table de la pauvre petite famille. Ainsi était né le cacciucco ! »

 

Alan Alfredo Geday

 

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