Ils sont retraités et en couple depuis plus de quarante ans. Pour s’aimer encore plus tendrement, quoi de mieux que des promenades en forêt ? Pour mieux s’écouter après tant d’années, quoi de mieux que d’écouter le silence des feuilles ? Leurs bruissements révèlent parfois certains secrets que seuls les arbres de cette immense forêt connaissent. La forêt est impénétrable. On s’y perd d’ailleurs si facilement quand on est un profane, un citadin en quête d’air pur. Pas de panneau, pas de rues, pas de passant ou de garçon de café à qui demander son chemin, seul le grand tapis vert de mousse, quelques sentiers broussailleux, les fougères et les terriers dans l’humus brun.
Janice insiste, elle veut s’aventurer plus avant dans la forêt. « Impossible ! Je préfère l’admirer et l’écouter de ce banc », lui répond Winston. On ne peut pas aller dans la forêt, on s’y perdra, comme ces aventuriers engloutis par la forêt amazonienne ou enfoncés dans les sables mouvants du désert égyptien. « Tu ne devrais pas avoir peur ! » la rassure Janice. « Toi, Winston ! » dit-elle pour chatouiller sa fierté. Winston se souvient. Il y a moins de vingt ans de ça, il combattait à El Alamein. Il était soldat dans cette bataille du désert contre les Nazis. C’était un tournant de la guerre du désert. Il n’était qu’un soldat au service de sa patrie, le Royaume-Uni. Pas juste un soldat mais un allié. Il avait fait la connaissance de soldats américains. La troupe dont il faisait partie comportait une majorité d’entre eux, notamment venus de l’Iowa. Heureusement qu’ils étaient là, ces hommes du far west. Ils transpiraient sous leur casque, et étouffaient de la chaleur dans les tanks. Mais ils se battaient, et ils mourraient en hommes d’honneur. Si ce n’était eux qui envoyaient ces conserves de corned-beef aux alliés, Winston n’aurait eu les forces de remonter des dunes, de sortir ses pieds du sable, et de tenir debout. Merci à l’Oncle Sam !
Après quelques heures d’oisiveté tranquille sur le banc, Janice saisit la main de son amour de toujours, et lui demande de se lever. Elle veut le combler jusqu’au bout. Elle veut le choyer. Elle ne le laissera jamais faire sa promenade tout seul. Elle a tellement fait de sacrifice pour garder son Winston. En vie surtout ! Des prières et des supplications… Il est temps de passer à autre chose. Le désert les a trop longtemps séparés, même si on peut voir l’horizon.
— Si seulement je pouvais prendre contact avec un ancien d’El Alamein, sourit Winston.
— Winston enfin ! Marche toujours droit et jusqu’au bout… Je ne te laisserai pas tout seul.
Alors qu’ils empruntent le grand sentier qui traverse la forêt d’est en ouest, le soleil tombe sur la cime des arbres. Winston frissonne, sa veste en laine n’est plus assez chaude pour l’humidité du soir. Il enfonce son chapeau sur ses oreilles et serre la main de sa femme. Elle a l’air heureuse, elle ne parle plus, elle regarde la vie qui s’anime dans la forêt, un bosquet qui tressaille, peut-être un lapin, un battement d’ailes dans un buisson de houx, et là… Oui, elle plisse les yeux, s’arrête, se tourne vers son mari avec une moue enthousiaste. Là, à quelques mètres seulement, une biche et son faon.
Alan Alfredo Geday
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