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La fête de Giglio, 1987


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Antonella a ôté les deux couvercles de ses marmites en cuisine. Elle les utilise comme cymbales pour rappeler à tous les Italiens de Williamsburg le jour de la fête de Saint-Paulin. Le claquement métallique résonne dans la rue. Williamsburg, c’est ce quartier haut en couleur de Brooklyn où les enfants jouent au ballon dans les rues, les hommes font voler les pigeons depuis les toits et les femmes s’assoient sur le rebord des fenêtres pour surveiller ce qui se trouve à portée de vue.  Antonella frappe de plus en plus fort. En écho, un vacarme s’élève dans toutes les épiceries d’à côté. Chaque épicier a sa façon de faire pour rappeler aux habitants la fête de Giglio. On fait tinter une clé contre une canette, on siffle, on racle une fourchette contre une grille à barbecue. Tous les bruits sont bons pour commencer la célébration. L’imagination ne manque pas ! C’est une démonstration de force à laquelle la vieille dame tient absolument. « Pepsi Cola ! Pepsi Cola ! Lasagne et linguine à la sauce pistou ! » s’exclame-t-elle. « Les marmites sont prêtes et chaudes », continue-t-elle. Les passants la regardent avec amusement, et s’arrêtent devant son petit restaurant pour commander des plats à emporter. Aujourd’hui est un jour sacré pour la communauté italienne de Williamsburg. C’est la fête de Paulin, leur saint patron. « Pepsi Cola ! Venez nombreux ! » persiste Antonella.

 

À la fin du XIXème siècle, les immigrants du Sud de l’Italie sont venus par milliers entassés comme des bestiaux dans des bateaux à New York. À leur arrivée, ils ont contemplé la statue de la liberté qui les a accueillis à bras ouverts. Ils sont venus chercher la gloire au pays où tout est possible. Ils ont été vite employés dans les grandes usines de la mégalopole, dans les entrepôts bondés de New York, et sur les docks agités du front de mer de Brooklyn. Ils sont venus de Sicile et de Campanie, et leur salaire, ici, à New York, leur a permis de fuir la pauvreté du Sud de l’Italie. Ainsi, par leur paye, les Italiens ont rassemblé des fonds pour construire une église à Williamsburg. Mais personne n’a oublié de récolter des fonds pour sculpter le Giglio. Il s’agit d’un grand clocher en bois porteur de lys, « giglio » en italien, et d’effigies de Saint-Paulin. Les Italiens doivent transporter cette pièce géante à force de bras pour exprimer leur virilité et leur dévotion. Ils sont aujourd’hui plus d’une centaine à soulever le gigantesque clocher. Mais quelle est l’histoire de ce saint et de cette célébration ? La fête célèbre le retour de San Paolino di Nola, le héros catholique de la ville. Selon la légende, en 410 après JC, des pirates nord-africains se sont emparés de la ville de Nola et ont enlevé des jeunes hommes pour en faire des esclaves. Après avoir rencontré une veuve qui avait perdu son fils à cause des pirates, Monseigneur Paolino se rendit à la place du garçon. Après qu'un sultan turc eut connaissance de l'acte altruiste de Paolino, il le libéra et permit à l'évêque de rentrer chez lui à Nola. À son retour, la ville accueillit en grande liesse Monseigneur Paolino avec des lys, symboles d'amour. Selon Notre-Dame du Mont Carmel, ce retour à la maison est devenu la première célébration de « ce qui allait devenir un événement sacré annuel ».

 

« Musique ! Musique ! » hurle le chef à l’orchestre dans l’une des rues de Williamsburg. Les Italiens sont venus nombreux assister à la danse du Giglio. Ils sont émus et joyeux. La foule est un torrent en crue qui emporte comme une branche flottante le Giglio et sa danse. Les enfants admirent les décorations féeriques du Giglio et les ornementations en papier maché. Le défilé commence. On applaudit au balcon et on jette des confettis et des dragées. La structure hiérarchique se met en place. Les musiciens jouent la chanson « O' Giglio e Paradiso ». Au même moment, le capo, muni de sa canne de fonction, s'avance devant le Giglio. Le premier couplet de l'air se termine par une fanfare de cors très aigus.  À la toute dernière note, le capo lance sa canne en l'air, les releveurs se tendent et se redressent, les spectateurs applaudissent, et le Giglio est levé ! Le capo fait signe à l'orchestre d'arrêter de jouer et s'écrie « Musique ! » Un deuxième air, sa marque de fabrique, commence. De nouveau, il frappe l'air avec sa canne et la structure est portée sur son chemin.

 

Le Giglio atteint la destination prévue pour cette levée, le capo signale un arrêt, le cri se répand dans les rangs des levées et tout le monde s'arrête, continuant à supporter le poids de la structure. Le capo s'approche du premier rang et crie quatre ordres en dialecte napolitain dans le microphone fixé à l'une des barres porteuses avant. « Les garçons ! » s'écrie-t-il pour attirer l'attention de tous. « Levez les épaules » Les hommes se soulèvent en se mettant sur la pointe des pieds, s'efforçant de monter le plus haut possible. « Préparez-vous ! » Puis, « Lâche-le ! » Les porteurs plient soudain les genoux, s'esquivent d'un seul coup, et la structure s'effondre sur ses supports. La foule applaudit à tout rompre et un autre capo se prépare pour la prochaine levée.

 

La journée touche à sa fin. Antonella est éreintée ! Elle range sa petite cuisine. Les canettes de Pepsi Cola sont parties en un éclair. Ses marmites sont vides. Les habitants de Williamsburg rentrent chez eux. Antonella fait une petite prière à Saint Paulin en murmurant : « Saint Paulin, priez pour nous et protégez-nous ! » Et aussi un grand merci à tous les maraîchers, les charcutiers, les aubergistes, les boulangers, les bouchers, les cordonniers, les forgerons et les tailleurs de Williamsburg pour avoir financé la structure du Giglio !

 

Alan Alfredo Geday

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