« Et si c'est la volonté de Dieu de me mettre sur les épaules, à un si jeune âge, la responsabilité de la royauté, j'apprécie les devoirs qui seront les miens, et je suis prêt à tous les sacrifices ... Mon noble peuple, je suis fier de vous et de votre fidélité. Laissez-nous travailler ensemble. Nous réussirons et nous serons heureux. Vive la patrie ! » avait déclaré le roi Farouk d’Égypte lorsqu’il s’adressa au peuple égyptien.
Mais ce soir, le roi Farouk veut se distraire. Davantage que la gouvernance, Farouk aime les fêtes, les sucreries et les femmes. Le roi a l’habitude de fréquenter l’Auberge des pyramides du Caire, ce club sophistiqué où il mange des mets raffinés en buvant du Coca-Cola. Ah le Caire ! Ah, cette ville si vibrante, si parisienne selon la volonté d’Ismaïl le Magnifique, si glamour ! Le Caire, la ville la plus riche du Moyen-Orient. À l’Auberge des pyramides, Salma, la danseuse du ventre, fait son entrée sous le regard émerveillé du roi Farouk. La présence de ses deux maîtresses, Irène Guinle et Barbara Skelton, ne retient pas la danseuse de charmer et de fasciner le roi. Tout le monde connaît le penchant du roi Farouk pour les femmes juives. Elle ondule comme une panthère, ses yeux de braise plongés dans le regard placide du bon roi Farouk. « Elle est belle, et elle sait danser. Elle me plaît », confie-t-il à sa maîtresse Barbara qui lui répond par une moue méprisante. Farouk est un piètre amant dont elle ne sait plus comment se débarrasser. Il a le goût des belles femmes, mais il n’a pas celui de l’effort. Il est aussi ramolli qu’un loukoum, et son argent, son pouvoir et ses responsabilités ne lui ont pas donné l’ardeur d’un roi féroce et dominant. Après tout, il n’a qu’à s’enticher de cette vulgaire danseuse du ventre, ça lui donnera une bonne raison de s’indigner et de partir. « Invitez-la à jouer aux cartes chez vous », propose-t-elle au roi. Farouk ne lui prête plus attention, un serveur a posé devant lui un grand gigot d’agneau à la française.
Comme à son habitude, Farouk termine son dîner en pétrissant de la mie de pain entre ses doigts. Le pain français qu’il se fait servir est tout à fait adapté à cet amusement. Il s’occupe ainsi à lancer des boulettes de pain aux autres clients du club. Il est le roi, personne ne peut lui reprocher ses divertissements. Irène essaye de le dissuader, en vain, Farouk fait ce qu’il veut. « Il y a des rois qui font des guerres, qui aiment le sang et la conquête. Il y a des rois qui aiment l’argent et qui volent leur peuple sans scrupule. Moi, j’aime lancer des boulettes de pain, c’est un menu caprice, il me semble ! » répond-il à sa maîtresse. Irène éclate de rire. Farouk est un enfant, mais il ne manque pas d’esprit. Une boulette atterrit dans l’assiette d’une grande diva égyptienne. Elle lance un cri horrifié. Du pain dans son canard à l’orange ! Elle cherche des yeux l’auteur de cette infamie. Qui a osé ? Elle croise enfin le regard hilare du roi Farouk. C’est la première fois qu’elle vient à l’Auberge des pyramides du Caire, et elle ne connaissait pas encore les pratiques du roi. « Bonjour Madame ! bonne dégustation ! » plaisante-t-il. Elle reste sans voix. Ce n’est pas le comportement d’un roi. Ce n’est même pas celui d’un homme. Mais elle finit par lui sourire poliment avant de retirer la boulette de pain du bout des doigts. « Elle n’a pas fait renvoyer son assiette, elle n’a pas osé… », chuchote Irène à son amant. Farouk se met à rire, de son rire franc et sonore. Toute la salle se retourne vers lui. Et l’on se met à rire avec lui, sans savoir pourquoi, et on se tord de rire, et on se tient les côtes, tant et tant que l’on remarque à peine le départ de la danseuse du ventre.
Alan Alfredo Geday