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L’infâme caprice 1935


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En été, le soleil se lève tôt dans la savane du Kenya. Ce sont des plaines et des plateaux à perte de vue. À cette heure-là, les charognards cherchent tout ce qu’un lion a pu chasser dans la nuit. Ils quittent leur branche et survolent la savane en criant. Au bord de la rivière qui traverse le plateau, les crocodiles dorment d’un sommeil profond. Paresseux comme les hippopotames, ils attendent que les premiers rayons du soleil leur réchauffent le dos. Ils ne sont dangereux que quand l’envie leur prend de dévorer une antilope au milieu de la sieste. La chaleur ne manque pas ici en été. Les animaux vivent et migrent au fil des saisons. La plus impressionnante des migrations, c’est certainement celle des gnous qui cavalcadent en quête de verts pâturages. Ils sont guettés par les prédateurs qui chassent les plus vieux et les plus faibles, laissés à l’arrière du troupeau. Il n’est jamais bon de vieillir dans la savane.

 

Dans le campement, Margaret s’est levée. Margaret aime l’aube moite du Kenya. Le matin anglais est froid et humide, et les fleurs de son jardin n’ont pas la splendeur de la savane, aussi bien taillés que soient ses rosiers rouges. Car Margaret a la main verte. Elle arrive même à impressionner son jardinier. Il faut dire qu’elle a le courage de tailler les rosiers sans porter de gants. C’est son petit plaisir de risquer de se faire piquer. La vie ne lui apporte plus beaucoup de surprises en Angleterre. Quelle chance elle a de pouvoir rejoindre son mari de temps en temps dans la colonie et de pouvoir vivre au milieu de ces animaux sauvages ! Ils sont si grandioses, et Margaret les aime profondément. Bien plus que ses chiens et ses chevaux. La chasse à courre ne l’amuse plus et elle laisse bien souvent ses cousins chasser sans elle. Et pourtant, elle a un vrai talent de chasseuse, et son cheval lui répond au doigt et à l’œil. Elle boit son café tranquillement. Du café du Kenya, le meilleur. Ses arômes sont subtils et corsés, teintés d’un léger goût de cacao. Ça éveille les sens. Ce n’est pas comme le thé au lait de sa servante, là-bas dans le Yorkshire. Aujourd’hui, elle sait qu’elle va vivre une grande aventure. Son cher Henry le lui a promis. Aujourd’hui, ils vont aller chasser dans la savane. La seule règle imposée par l’Empire, c’est de chasser un vieil animal. Depuis que les rangers du parc ont annoncé à Henry qu’il était temps d’abattre un éléphant dans la réserve, Margaret se prépare à ce grand événement. Un éléphant ! Ce pachyderme énorme qui s’écroulera dans la poussière… Elle en a des frissons. Henry sait faire plaisir à sa femme. Il a toujours été un homme attentionné. Il a tout organisé avec précision avec les rangers, et ils partent dans deux heures à peine.

 

Margaret et Henry montent dans la Jeep. Ils sont suivis par trois autres véhicules. Les Jeep avancent lentement dans la savane. Margaret est aux aguets. Elle admire les girafes, les gnous, les antilopes et les zèbres qui s’écartent du véhicule ! Elle est surexcitée. Où est cet éléphant ? Elle tressaille d’impatience à l’idée d’abattre l’immense bête à elle toute seule. Et s’il ne tombe pas dès la première balle, elle aura la chance de tirer plusieurs fois avant qu’il ne s’effondre. Elle s’imagine déjà recharger son fusil sous les regards attentifs des rangers. Ils vont voir ce qu’elle a dans le ventre, elle, Margaret, l’Anglaise toujours tirée à quatre épingles. Elle, la petite femme du Yorkshire. Ça va être une sensation très forte, qui ne durera malheureusement qu’un court instant. Tuer, comme les premiers sauvages, en pleine nature, une énorme bête, quoi de plus grisant ? Mais a t-il de belles défenses en ivoire ? Elle imagine déjà sa tête dans le salon, au-dessus de la cheminée. Ça sera tout de même plus exotique et original que ses bibelots en porcelaine ! Les Jeep s’arrêtent. Margaret est prise de panique. Son mari lui demande de charger son fusil. Elle le charge avec deux cartouches. Elle observe l’éléphant une dernière fois. Il est beau, majestueux et imposant ! Elle place son œil dans la visière et tire une fois. L’éléphant émet un gémissement qui fait fuir les antilopes et les gnous qui rôdaient dans les parages. Il barrit encore plus fort cette fois-ci. Quelque chose l’a atteint. Son heure est venue. Il est à la merci de Margaret. Margaret tire une troisième fois, il ne tombe toujours pas. C’est un géant de la nature, mais impuissant devant les armes de l’homme. Mais que voit-elle ? C’est une larme qui coule sur sa joue. L’éléphant pleure. Elle n’a plus le choix, il faut l’achever.

 

Alan Alfredo Geday 

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