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L’écrivain prodige, 1945


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Ethan écrit des histoires horribles du lundi au vendredi. Des scènes de meurtre, de torture, de braquage, de violence en tout genre. Son inspiration, c’est le fait divers, l’anecdote glauque. Ce qui l’intéresse, c’est la psychologie des personnages. Ce qu’il y a de plus sombre en chacun de nous. Son imagination travaille à un rythme effréné. Il écrit dans une chambre dédiée de l’appartement parental. Il a affiché des articles de presse partout sur les murs. C’est son antre secrète, nul ne peut y entrer. Même pas maman qui l’appelle pour le repas en sonnant la cloche. Quand Ethan l’entend tinter à côté de sa machine à écrire, il se lève aussitôt pour manger les boulettes de sa mère, les meilleures boulettes du monde. Pendant le déjeuner, il lui raconte ce qu’il écrit, et elle acquiesce fièrement. Elle n’ose pas donner son avis, elle ne s’y connaît pas en crimes. Et puis son fils est si indépendant, et surtout si talentueux. Il a toujours été plus intelligent et imaginatif que les autres enfants. À l’école, il dessinait des scènes de crime sur ses cahiers. Son institutrice s’inquiétait, mais elle, sa mère, elle savait que c’était le signe d’un grand destin pour son fils.

 

Mais aujourd’hui, c’est sabbat, Ethan n’écrira pas de la journée. Ce qui est une torture pour lui. Revenir à la réalité, quel ennui. Heureusement, la synagogue le réconforte. Il prie chaque fois pour plus d’inspiration. Dieu l’a mené sur un chemin particulier, et il ne le décevra pas. Le rabbin n’est pas vraiment fier de lui. Il lui répète : « Ethan, vous n’avez pas trouvé la sagesse. Vous vous intéressez à des détails sordides. Les vôtres ont souffert, pourquoi ne pas raconter leur histoire si vous aimez l’horreur ? » Ethan n’a pas envie de s’attaquer à la grande Histoire, c’est un terrain glissant. Les criminels ne viennent jamais se plaindre, mais sa communauté viendrait se plaindre de ceci ou cela, qu’il n’aurait pas été assez dramatique, assez fidèle à la réalité, assez exhaustif, assez précis ou je ne sais quoi. Alors qu’aujourd’hui, sa communauté le connaît et l’admire. Le respect des siens ne vaut pas le respect d’un rabbin, mais c’est mieux que rien, et sa vie est plus paisible ainsi. Ethan allume les cierges reposant sur la ménorah devant la communauté juive venue assister à l’office ce matin. Un homme vient lui parler en aparté :

— J’ai lu votre dernier roman, Monsieur.

— Alors, qu’en avez-vous pensé ?

— Eh bien, pour être honnête, j’en ai fait des cauchemars pendant un mois.

— Merci beaucoup, répond humblement Ethan.

— C’est votre mère qui doit être fière de vous.

 

Ethan sort de la synagogue. Que va-t-il faire aujourd’hui ? Il n’aime pas flâner, perdre son temps. Et il n’a aucun ami. Aucun, et c’est très bien comme ça. Il a une mission à laquelle il ne souhaite pas déroger : écrire. Et les mondanités l’épuisent. « Bonjour, comment allez-vous ? Et votre fils, et votre fille ? Et votre époux, et votre épouse ? », tout cela n’a vraiment aucun sens. Il se demande parfois comment font les gens pour ne pas se tirer une balle. Pour ne pas en finir avec l’ennui. Sur ces réflexions, il se dirige malgré lui vers le kiosque à journaux. Il a tellement l’habitude de faire son plein de presse. Il ne pourra rien acheter, mais un coup d’œil rapide, ce n’est pas pécher. « Une femme torturée et criblée de balles », lit-il dans les faits divers. Quel titre ! Peut-il lire les détails ? Juste un peu, pour stimuler son imagination. « La jeune femme a été retrouvée dans sa cave par un voisin. » Une cave, quel bonheur. Une cave sombre et insalubre sans doute. Peut-être avec des rats et des cafards ? Non, il lui faut sortir des sentiers battus. Une cave avec des cartons, tout simplement, une cave absolument normale, qui pourrait être la vôtre. Oui, votre cave. Un jour, vous descendez chercher votre escabeau et vous tombez sur un cadavre. Une charpie, votre jeune voisine si jolie et si aimable. Il lit la suite « La police convient d’un crime passionnel. La jeune femme n’a aucun casier judiciaire, et la piste d’un règlement de compte n’a rien donné. » Un crime passionnel, ce n’est pas sa spécialité. L’amour a toujours quelque chose de niais. Peut-être un inconnu. Non, un voisin. Peut-être celui qui l’a retrouvée dans la cave… Ethan rentre chez lui, comblé de bonheur. Sa mère a certainement préparé la table. Il va pouvoir lui raconter cette histoire magnifique.

 

Alan Alfredo Geday

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