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L’échappée belle, 1962


La camionnette ralentit sur les hauteurs de Hollywood. Sur le trottoir, une femme marche à vive allure, de quoi surprendre le chauffeur de ce petit camion. Il garde la même allure en la suivant. On dirait une femme qui s’enfuit, qui s’échappe, qui a peur. Une femme brune de taille moyenne, enveloppée dans un imperméable qui masque sa silhouette et lui descend jusqu’aux chevilles. La femme se retourne et lance un regard inquisiteur au chauffeur de la camionnette qui semble avoir ralenti sa course pour la suivre. Le chauffeur se pose des questions. S’agit-il d’une passante affolée et alarmée ? Se serait-elle levée du mauvais pied ce matin ? Où habite-t-elle ? Dans quelle villa aux hauts murs pour garantir l’anonymat des stars de Hollywood ? Elle est peut-être folle ou droguée. La femme aux cheveux noirs se retourne encore une fois. Qui est anormal ? Le camionneur qui la suit, ou bien elle qui porte un imperméable et se cache en plein soleil. Pas de maquillage, mais de grosses lunettes noires. Elle est fatiguée, ses petits pas saccadés l’ont esquintée. Elle s’arrête. La camionnette s’arrête devant elle : « Où cherchez-vous à aller ? Je peux peut-être vous aider ? »

 

Elle s’est endormie. Le chauffeur regarde dans son rétroviseur. Elle n’a rien de particulier. Sa frange noire cache son front, et ses grosses lunettes noires ses yeux. La camionnette roule sur la Pacific Coast Highway en direction de San Diego. Cela fait une heure qu’elle roupille à l’arrière. « Roulez, je vous en prie, roulez ! Tout droit, toujours tout droit ! Roulez loin ! » lui avait-elle dit quand elle était entrée dans son camion. Le chauffeur était surpris. Des requêtes, il en a vu passer. Pas du même genre, mais cette fois-là, c’est la première fois. À la regarder dans le rétroviseur, il est sûr qu’elle n’est pas mineure. La trentaine facile ! Mais qu’elle est belle ! C’est peut-être une fugueuse. Mais que fuit-elle ? La voilà qui se réveille. Elle retire ses lunettes. Ses yeux sont bleus.

 

— Où sommes-nous ? demande-t-elle.

— Sur la Pacific Coast Highway en direction de San Diego. J’ai pris la route côtière afin que vous n’ayez pas froid…

— Est-ce qu’on est loin de Los Angeles ? demande-t-elle.

— Oh oui, très loin. On a fait un bout de chemin… dans deux heures, on sera arrivés à San Diego. Comment vous appelez vous au fait ?

— Zelda ! Zelda Zonk !

— Moi, c’est Frank ! C’est un plaisir de vous conduire, mais vous savez, rien n’est gratuit dans ce monde !

— Roulez, je vous en prie, roulez ! Tout droit, toujours tout droit ! Roulez loin ! Ne vous inquiétez pas pour l’argent !

 

D’ailleurs, ce n’est pas ça qui manque, pense-t-elle. Marilyn n’a pas dormi cette nuit. Elle veut être loin de son téléphone, loin de ses amis, de sa famille, loin de tout le monde. Elle ne sait pas quelle heure il est. Peu importe, de toute façon, elle n’arrive plus à dormir la nuit, elle est insomniaque. Elle veut toujours aller tout droit, loin de l’agitation de Hollywood, des fêtes organisées dans les villas, à l’abri des regards curieux, du faste, de la superficialité. Loin de tout ça. À New York sur la côte est, elle est Zelda Zonk, la brune ! Ici, sur la côte ouest, elle est Marilyn Monroe, mais parfois avec sa perruque noire, elle peut se faire passer pour Zelda Zonk. Ce nom et ce prénom sont l’une de ses plus belles créations. Tout le monde connaît Marilyn Monroe. Que ce soit le chauffeur ou le président ! Elle en a marre des producteurs qui lui proposent des rôles qui montrent son corps pulpeux et bien d’autres choses. Elle veut partir loin de tout ça.

— Roulez plus loin ! dit-elle au chauffeur qui a ralenti.

— Je dois mettre un peu d’essence, si vous me permettez…

 

La camionnette s’arrête. Le chauffeur fait son plein. Marilyn Monroe commence à avoir chaud. Elle souhaite retirer sa perruque noire. Pas tout de suite. Ça créerait une émeute, une explosion dans la station d’essence, un événement pour tous ces travailleurs. Si elle enlève sa perruque, ce serait une vraie catastrophe. Tout le monde connaît Marilyn Monroe. La camionnette redémarre.

 

— Que faites-vous dans la vie ? demande le chauffeur.

— Je suis actrice et je suis déterminée !

— C’est une bonne chose.

— Quelle est votre actrice préférée ? demande Marilyn.

— Marilyn Monroe, répond le chauffeur.

— S’il y a une femme avec qui vous aimeriez coucher, qui ce serait ?

— Ah ça ! Pour sûr, j’ai un calendrier de Marilyn Monroe, et je ne l’abandonnerai pour rien au monde. Je serai toujours là pour elle, surtout qu’elle a rompu avec Joe DiMaggio.

 

Zelda Zonk rit sous cape. Mais elle garde sa perruque et ses lunettes. De toute manière, personne ne croirait le chauffeur s’il allait clamer sur tous les toits que Marilyn Monroe était montée dans son coffre avec une perruque noire. Personne ne le croirait. Et comment réagirait-il ?

 

— Très bon choix, réagit Marilyn Monroe. Vous pouvez me faire descendre à la prochaine station. C’est combien ?

— Vous pouvez me donner cinquante-cinq dollars, s’il vous plaît.

— Et voilà, cent dollars pour vous ! s’enthousiasme Zelda Zonk.

 

Pour les vingt derniers kilomètres, Marilyn retire sa perruque. Elle laisse ses cheveux au vent. Elle regarde le paysage défiler. Le chauffeur l’a reconnue. Il ne dit rien. Il sourit, les yeux rivés sur la route. Il a l’air heureux.

 

C’était ça, c’était Marilyn Monroe.

 

Alan Alfredo Geday 

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