J’écrirai mieux que Mark Twain ! 1955
- alanageday
- 7 mai 2024
- 3 min de lecture
Dernière mise à jour : 8 mai 2024

Anita est la meilleure lectrice de sa classe. Dans cette petite école de noirs du Mississippi, on apprend à lire grâce aux formidables aventures de Tom Sawyer. La maîtresse dit que lire est la chose la plus importante, que si on ne sait pas lire, on ne peut pas s’intégrer dans le monde. Et compter ? Aussi, mais lire est un privilège que beaucoup de noirs n’ont pas. C’est un luxe qu’Anita savoure. Sa voix cristalline s’élève dans la classe, elle essaie d’animer Tom et Becky, de faire surgir une réalité des mots qu’elle déchiffre. Aucun de ses parents ne sait lire. Pour Anita, lire est un plaisir. Elle a compris que les mots ont une intelligence, elle a compris que chaque mot a sa place. La lecture est devenue une passion.
Parfois, avant de se coucher, elle lit les aventures de Tom Sawyer à son grand-père qu’elle appelle son « Bobo ». Bobo a toujours dit que l’éducation était primordiale, que l’éducation était tout ce qu’il nous restait quand on avait tout perdu. Pourtant, Bobo n’est pas allé à l’école. Mais il connaît beaucoup d’histoires, des histoires de jadis, des histoires d’esclaves, de cow-boys, d’Indiens, des histoires de ce qu’il appelle « le Nouveau Monde », qu’il a entendues et retenues. Il a toujours adoré voyager dans les mots. Anita a plus de chance que lui, elle peut apprendre des histoires par les livres. Elle a promis à Bobo de lui apprendre à lire, mais il ne veut pas. Il lui répond qu’il est trop vieux, que sa vue est trop basse et qu’il est bien trop tard. Mais elle, elle doit poursuivre ses efforts et développer sa tête. « Une tête bien remplie, et tu pourras remplir le monde de tes idées ! » dit-il de sa belle voix de ténor. Et Anita en est convaincue. Si un jour, elle perd cette maison d’anciens esclaves du Mississippi, elle aura appris à lire. Elle pourra se débrouiller. Elle pourra affronter le monde, conquérir les villes du nord comme New York ou Chicago.
Quelque chose l’a interrogée dans le livre de Mark Twain. Quelque chose qui n’a pas l’air d’interroger la maîtresse, ni même oncle Bobo. Quelque chose d’anodin peut-être. Mais peut-être pas. Les noirs sont des esclaves, et ils ne vivent pas comme eux vivent maintenant, ils sont d’un autre temps, d’un temps qu’il est bon de se rappeler, selon oncle Bobo, mais qui n’existe plus. Et Anita voudrait lire une histoire de noirs qui vivent comme eux au Mississippi, qui sont libres comme les blancs, même s’ils sont encore mis à l’écart, même s’ils sont encore mal traités, une histoire qui parle de la discrimination après l’esclavage. Et surtout, elle n’a jamais lu un livre écrit par un noir. Anita, quand elle saura lire, apprendra à écrire. Non pas écrire comme on écrit son nom ou une dictée, mais écrire vraiment, avec le style d’un écrivain. Elle, la fille noire, elle signera des livres. Et elle racontera la vie des noirs du Mississippi. La vie d’oncle Bobo, la vie de sa maman qui va à l’église le dimanche pour chanter dans le chœur de gospel, la vie de son papa qui construit des maisons, la vie de ses amis qui auront une vie, un jour, après l’école, la vie de ses voisins, de ses ancêtres, la vie de cette maison où elle habite et qui a vu des générations se succéder. Elle veut parler du présent, qui a son lot d’injustices, et parler en tant que femme noire.
Seule Anita se préoccupe de l’avenir de la littérature. Les autres élèves se contentent de se projeter dans l’histoire sans vraiment nourrir d’autres ambitions. Anita sait qu’elle est différente, qu’elle est rejetée dans la rue, qu’elle est méprisée dans les bus, que la vie a créé deux clans bien distincts et séparés après l’esclavage, et qu’il faut l’écrire. Elle sait qu’elle est noire, et que ce sera la matière de nouveaux romans. Mais rien ne va l’empêcher d’impressionner sa maîtresse en lisant de vive voix les aventures de Tom Sawyer. Elle le fait avec cœur, comme un signe de paix, comme une réconciliation. Si Tom Sawyer lui apprend à lire, c’est bien autre chose qui lui apprendra à écrire.
Alan Alfredo Geday