« Gens de couleur à l’arrière ! » ordonne le conducteur de la ligne de bus 33 de l’État de Louisiane. Larry et Jimmy entrent par l’arrière du bus, comme il se doit. Ils remontent vers l’avant, le bus ne démarre pas. Larry sort quelques pièces qu’il tend au chauffeur qui les dévisage. Le chauffeur reste un instant à les regarder de haut en bas. Ils ont l’air propres. Larry ne baisse pas les yeux, contrairement à Jimmy qui s’embarrasse. « Au fond s’il vous plaît ! » réclame le chauffeur avant de soupirer. Il les laisse entrer, mais ça va encore lui causer de fichus problèmes. Mais il est comme ça, il n’a pas envie de refouler ces gamins. Ils n’ont pas l’air trop sales ou quoi. Qu’est-ce qu’ils foutent ici d’ailleurs ? Ils peuvent rester dans des coins où on ne les embêtera pas. Faut pas chercher les problèmes, faut pas trop pousser. Ici dans le Sud, ils sont régis par la loi « Séparés, mais égaux ». Les noirs ne partagent pas les mêmes fontaines que les blancs, ni les mêmes écoles, ni les mêmes toilettes.
Jimmy et Larry s’installent au fond du bus sous le regard écœuré d’une grosse dame blanche pleine de froufrous et de bijoux. Larry voudrait lui flanquer une sacrée raclée. Il lui apprendrait les bonnes manières. Il déteste ce genre de femmes, ça se croit tout permis parce que ça porte des chaussures neuves et que ça habite une grande maison. À tous les coups, elle rentre pour le déjeuner qu’a préparé une domestique noire. À tous les coups, cette domestique l’a vue grandir, l’a gardée, cajolée, nourrie et tout le tintouin et elle, elle ne la regarde plus dans les yeux et fait comme si elle n’existait pas lorsqu’elle croise son chemin dans les couloirs interminables de la maison. À tous les coups, c’est ce genre de femme. Ça, c’est une démocratie ! C’est ça ! Abraham Lincoln a dit : « De même que je refuse d’être un esclave, de même je refuse d’être un maître. Telle est mon idée de la démocratie. » Larry agit pacifiquement et rit aux éclats. La femme prend peur et se retourne. Elle n’est pas bien courageuse pour une pimbêche. Jimmy ne dit rien, il n’a même pas remarqué le manège de son ami. Le bus s’arrête. Un homme entre. C’est un grand type avec un chapeau de fermier. Il aperçoit les deux jeunes noirs. « Va y avoir du grabuge ! » se dit le chauffeur. L’homme au chapeau tire cette sale tête de raciste, de sale sudiste, il esquisse un sourire frustré, tout de rage contenue, un sourire abominable que Larry connaît bien.
— Ces gens-là veulent l’égalité ! Mais nous sommes différents. Si l’on doit coexister, il faut qu’il y ait une position de supériorité et d’infériorité. Et moi, comme n’importe quel autre homme blanc bien élevé, je suis pour le fait que la race la mieux éduquée et la plus intelligente soit supérieure, pense tout haut l’homme au chapeau.
— La race la mieux éduquée ? le reprend Larry.
— Tu me parles ? s’indigne l’homme au chapeau.
— À qui d’autre ?
— Je ne comprends pas ce que tu dis.
— Je dis que vous êtes mal placé pour parler de « personnes éduquées », voilà ce que je dis ! s’emporte Larry.
— Je ne comprends pas ce que disent les esclaves.
Larry ne répond plus. À quoi bon ? Il n’a pas envie de se battre, même s’il meurt d’envie de le foutre dehors à coups de poing. Et se battre contre un raciste, ce n’est pas se battre contre la société entière, contre la loi, contre la morale, contre tout ce qui se fait depuis des siècles. Il descend enfin du bus avec Jimmy. Ils marchent tous deux jusqu’à la maison de la grand-mère. C’est une shotgun house bleu pastel héritée de ses parents affranchis. La légende dit qu’on nomme ce genre de petites baraques en bois « shotgun house » parce que les pièces en enfilade seraient traversées par un seul coup de feu tiré à la porte d’entrée. Les voilà arrivés après un bout de chemin au milieu des champs. La grand-mère les attend sur la terrasse dans son rocking-chair. Elle fume des cigarettes en lisant le journal. Elle a l’air d’avoir cent mille ans, se dit Larry. Elle est toute ratatinée, ses cheveux blancs ruissellent sur ses épaules et ses petites jambes se balancent comme celles d’une enfant. « Hey mama ! » l’interpelle Jimmy. La vieille dame lève les yeux de son journal et leur sourit.
Ils sirotent une citronnade sur la terrasse et les conversations vont bon train. La grand-mère raconte toujours les mêmes histoires, mais les deux jeunes hommes ne s’en lassent pas. Ils ont du respect pour cette femme forte qui a traversé tant d’Histoire. Ainsi, elle raconte : « Quand maite chanté, nègue dansé ; quand eonome sifflé, nègue sauté », disait le dicton à La Nouvelle-Orléans. Bien sûr, ça n’a plus tellement de sens aujourd’hui. Ses parents aimaient rappeler l’histoire de l’esclavage de la Louisiane. Ils lui racontaient comment les nègres étaient vendus à Congo Square, triés comme du bétail. Ils lui racontaient le fouet dans les champs de tabac. Ils lui racontaient ce qu’eux, les jeunes, n’avaient jamais connu, mais qui s’était transmis, comme une blessure généalogique, comme un souvenir impérissable qui devait survivre, quoi qu’il advienne après…
— Et Abraham Lincoln ? l’interrompt Jimmy.
— Lincoln a eu beau vouloir affranchir les esclaves du Sud, peu lui importait ce que ces hommes et ces femmes advenaient ! Il s’est battu jusqu’au dernier souffle durant la guerre civile contre les confédéraux. Mais ils ont tiré sur Abraham !
Alan Alfredo Geday
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