Mince alors ! Qu’est ce qui se passe ? Une voiture, c’est pas bien compliqué ! Moi, Félicien, du haut de mes sept ans, je te parie que je vais réussir à faire démarrer cette bagnole. J’ai déjà vérifié les bougies et les pneus, et maintenant, je m’attaque au moteur. Il a peut-être besoin d’être graissé. Moi, Félicien le mécanicien, je vous le dis : si l’Américain Henry Ford a réussi à faire avancer une voiture Outre Atlantique, moi je peux réparer une vieille carcasse et faire la fierté de mon village de montagne. Moi, j’aime les mathématiques et la physique. Peu m’importe de traire les vaches, de nourrir les poules, de balader les brebis et de brosser les chevaux. Papa a beau m’initier aux travaux de la ferme, je ne m’y ferai jamais. Comme c’est ennuyeux, comme c’est chiant ! Oui, surtout nettoyer le purin des vaches et des chevaux sous le hangar... Rien de plus dégueulasse.
Un jour, je serai célèbre. Je serai connu pour avoir fait avancer cette voiture abandonnée dans un terrain vague. Ce n’est pas de la science de fusée pourtant, mais c’est de l’intelligence et de la connaissance scientifique. Je deviendrai plus grand que Henry Ford. Car dans mon pays, il y a la fraternité, l’égalité, la liberté et la fierté. Moi, Félicien le mécanicien, je suis français et fier, et je suis fier d’être français. Papa dit qu’une voiture peut avancer avec de l’alcool. Il parle, ouais ! Si seulement, il pouvait arrêter d’en boire, j’aurais des jours heureux devant moi. Et si maman pouvait se détendre avec un peu de vin, alors là je serais encore plus heureux ! Tous les soirs, j’ai le droit à la même rengaine. Félicien, fais ci ! Félicien, apporte le pain ! Félicien, remplis la cruche d’eau ! Et enfin, Félicien lave la vaisselle ! Elle est toujours sur mon dos, maman ! Et elle veut que tout soit parfait ! Maman est un petit oiseau qui sautille partout et arrange son nid toute la sainte journée. Papa, c’est une autre histoire. C’est une espèce d’aigle et de lapin à la fois. Le lapin a une bonne ouïe et l’aigle une vue spectaculaire. Mais les deux ne peuvent pas s’entendre. Et le lapin a toujours la frousse, alors que l’aigle sait tout. Il est comme ça, papa, c’est un vrai montagnard, il sait prévoir les avalanches d’un coup d’oreille, il sait prévenir la tempête d’un coup d’œil vers le ciel, alors il a toujours la frousse, mais aussi, il aime affronter la nature. Il te soulève un mouton d’un coup de bras, papa ! Et il peut traverser un col de montagnes avec seulement une flasque de Genépi et un croûton de pain dur dans sa poche, et il marche, au moins trente kilomètres, comme ça, avec ses grosses bottes et son manteau gris. Mais moi, je n’ai droit de ne rien faire, parce qu’il a peur, comme un lapin, que je fasse des bêtises et que le monde s’écroule. C’est vrai, je n'ai même pas le droit de jouer avec les bougies du tracteur de la ferme. J’ai pourtant essayé d’y mettre le nez, et je me suis pris une sacrée raclée ! Une attaque d’aigle, cette fois.
Moi, Félicien le mécanicien, j’en ai marre de la ferme. Je veux rejoindre les écoliers de mon âge qui s’intéressent aux maths et à l’électricité, mais surtout à la mécanique. Un jour, je monterai à la capitale. Sur la place du village, les habitants ont dit qu’il y avait beaucoup d’écoles pour un garçon comme moi. « Si tu veux faire démarrer ton machin, faut aller étudier à Paris ! » m’a dit une fois le maire. Et le maire est un homme intelligent, il sait plein de choses, et c’est pour ça qu’il a été élu. C’est aussi le médecin, et il connait tout le monde. Il saurait te dire qui a eu la varicelle, et qui a eu les oreillons, mais surtout, il saurait te dire qui doit aller à Paris. Maman ne veut pas que j’y aille, elle pense que mon bonheur est plus grand dans la nature que dans une ville grise où les gens sont toujours pressés. Papa dit qu’on ne peut pas prévoir ce qui me rendrait heureux, mais que Paris coûte cher. Et où je logerais, moi, à la capitale ? Il y a bien tante Monique qui vit seule avec ses chats, mais elle est un peu ronchonne, dit Maman, depuis qu’oncle François a passé l’arme à gauche. Alors on verra, l’âge de raison n’est pas suffisant, dit Papa, et j’ai encore quelques années devant moi avant de songer à Paris et ses belles voitures qui remontent les Champs Élysées.
Alan Alfredo Geday