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Elle a osé, 1930


 

Montréal jusqu’à Vancouver en train n’est pas une mince affaire ! Le trajet est long, mais on ne peut pas se plaindre lorsque l’on est en première classe. Ces hôtesses se réunissent tous les ans à l’occasion de l’anniversaire de la création de la Canadian Pacific : le train première classe qui traverse le Canada dans toute sa longueur, le train qui traverse la côte est de Montréal jusqu’à New York. Pour cette réunion annuelle, la mode est à l’honneur. Des jupes plissées, des bibis et des foulards, mais surtout une belle coiffure à la Coco Chanel ! Chantal se permet même un manteau de fourrure ! Fierté canadienne ! Ce sont des renards canadiens !

 

Les hôtesses s’agitent. Qu’est-ce qui se passe ? Une surprise. On a apporté un punching-ball pour l’occasion. Aimée Duchauvert, la grande patronne, est prête à faire une démonstration. Aimée Duchauvert, c’est une dame de grande famille, issue de la bourgeoisie canadienne de haut rang. Aimée Duchauvert, il paraît qu’elle a fait quelques couvertures de magazines féminins et qu’elle a rencontré Greta Garbo en personne. Aimée Duchauvert, il paraît qu’elle est féministe. Elle fait partie de la Ligue internationale de femmes pour la paix et la liberté. Et elle défend le droit de vote des femmes dans tout le Canada. Elle proclame aussi la nécessité de la paix mondiale. Bref, Aimée Duchauvert est une fervente défenseuse de la paix, de l’harmonie et de l’égalité entre les hommes et les femmes.

 

Aujourd’hui, elle ose. Aimée Duchauvert veut montrer à ses employées qu’une femme peut se battre. Et même qu’elle le doit : « On vous empêchera toujours de vivre libre, alors vous devez lutter ! » On s’amuse de sa prouesse sportive. On l’écoute avec respect. Et elle continue : « Vous aussi, vous pouvez conduire des trains ! Vous aussi, vous pouvez tenir les manettes ! » Et elle frappe, elle cogne, sans se démonter, sans se fatiguer.

— Mon mari ferait une syncope si je portais un pantalon, alors conduire un train ! rétorque Chantal en caressant son manteau de fourrure.

— Moi, je veux faire du tennis, on reste en jupe au tennis ! répond Annette.

— Vous vous préoccupez trop du regard des hommes, se fâche Aimée Duchauvert.

— Mon mari est une grosse truite, je me fiche de son avis. C’est juste qu’il va me rendre la vie impossible si je fais ma féministe…, soupire Chantal. Et puis, j’ai mes amants et mes maîtresses pour me distraire. Pas besoin de boxer !

— Des amants et des maîtresses ! s’offusque Annette.

— J’aime la diversité, conclut Chantal nonchalamment.

— C’est pas en faisant des choses en cachette que vous aiderez la cause ! les reprend Aimée Duchauvert

 

Il est vrai qu’Aimée Duchauvert n’a jamais hésité à affronter les journalistes et les politiques. Elle a fait scandale à l’époque, pendant la Première Guerre, quand elle a manifesté devant une usine d’armement. Dans cette usine, des centaines de femmes, alignées par rangées, fabriquaient des obus, manipulaient de la poudre, montaient des armes légères telles des fusils d’assaut. Mais pour Aimée Duchauvert, ce n’était pas une émancipation que de participer à la guerre. Alors, elle avait réuni un petit groupe issu de la Ligue internationale à l’ouverture de l’usine, et elles avaient brandi des pancartes contre la guerre. Elles portaient des pantalons et des chapeaux d’homme. Et elles fumaient des cigarettes. Très vite, les journalistes s’étaient emparés de l’événement. « Aimée la mal-aimée s’amuse à perturber l’ordre public », avaient-ils écrit. « La mal aimée », ce surnom l’avait poursuivie longtemps. On disait qu’elle ne partageait plus le lit de son mari depuis longtemps, qu’il ne supportait plus ses sautes d’humeur, qu’elle lui faisait honte régulièrement. Un jour, elle avait renversé sa flûte de champagne sur la tête d’un grand industriel lors d’un dîner de charité. Il aurait tenu des propos misogynes. On a raconté que le mari d’Aimée avait failli demander le divorce immédiatement. Mais Monsieur Duchauvert avait démenti publiquement, il disait aimer sa femme, et non pas seulement pour sa grande beauté, mais aussi pour son intelligence exceptionnelle et sa persévérance, et que ses écarts étaient toujours à propos. Et malgré les médisances et quolibets, Aimée Duchauvert n’a jamais renoncé. Et aujourd’hui, ses efforts ont payé, et elle est très respectée à la Canadian Pacific. Elle a fait du chemin pour en arriver là. Traverser le Canada sur tous les fronts, sous tous les temps, à toutes les saisons pendant de nombreuses années.

 

— Aimée, comment avez-vous appris à frapper comme ça ? lui demande Chantal.

— Comment ? Je m’entraîne à la maison, j’ai même un professeur. Je fais aussi de l’escrime et de l’équitation.

— Et votre mari n’est pas fâché ? s’inquiète Annette

— Mon mari n’est pas rétrograde, je l’ai éduqué, Madame !

— Moi j’ai essayé, mais il m’a cogné avec sa chaussure…, soupire Annette.

— Un homme qui se met en colère, c’est comme la guerre, c’est le signe d’un monde qui va mal ! Mais nous, les femmes, nous saurons redresser l’ordre du monde, j’en suis convaincue.

 

Alan Alfredo Geday

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