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Aleksander Spielman à l’Opéra de Paris, 1952


Le lustre de l’Opéra s’éteint. Les conversations s’arrêtent. Les Parisiens goûtent ce silence d’avant spectacle, ce silence si particulier ; deux mille personnes retiennent leur respiration. Tous les yeux sont rivés sur la scène, attentifs au moindre mouvement du rideau. Mais le velours épais reste impassible. Il est là, écarlate, imposant comme l’éternité. Toute la belle société parisienne est réduite à une masse indistincte et muette, plongée dans l’obscurité. Son pouvoir, son bon goût, son argent, tout ça n’est plus rien. Les spectateurs font corps avec la salle. Le rideau s’ouvre. Le silence s’emplit d’excitation. Au milieu de la scène, le piano trône dans le cercle blanc du projecteur. Rien autour, rien de plus. Le pianiste Aleksander Spielman abhorre le superflu. La musique doit, comme une flèche, atteindre sa cible sans rencontrer d’obstacle. Le voilà qui s’approche de la lumière d’un pas mesuré. On le reconnaît. Là, à une dizaine de mètres de lui, on croit sentir son parfum, entendre son accent polonais. Aleksander Spielman s’assoit sur le banc. Il ôte ses gants blancs qu’il lâche à côté de lui. Il promène ses mains juste au-dessus des touches, comme une caresse timide. C’est son rituel. Ses doigts se posent enfin sur le clavier.

 

Le pianiste commence moderato une sonate de Schubert. Il entend un enfant qui marche dans la nuit. Ses pieds s’enfoncent dans la neige. C’est le petit Aleksander qui se promène dans Kazimierz, le quartier juif de Cracovie. Aleksander aime faire le mur après le dîner. Il regarde la vieille synagogue et, du haut de ses huit ans, il admire les pierres de ce lieu sacré. Il aime se recueillir dans la solitude de sa foi. Aleksander se demande si la synagogue est ouverte. Il franchit la grille et vient pousser la lourde porte de l’édifice. Elle ne résiste pas. Les parchemins sacrés de la Torah viennent résonner contre ses tempes, l’enfant entend quelqu’un qui chante, et cette voix, il la cherchera toute sa vie.

 

Cracovie ne vit qu’en hiver, drapée de gel. Il aimait jouer l’hiver dans le parc de Kazimierz avec les autres enfants de la communauté juive. Il guettait les musiciens qui venaient quelquefois troubler leur insouciance. Il aimait les chants yiddish. Il aimait le violon. Il aimait cette lueur indescriptible dans les yeux des musiciens. Cette lueur, c’était un mystère pour lui, quelque chose d’aussi impénétrable que les voies du seigneur. Le rabbin de sa synagogue le regardait d’un mauvais œil. Ce noir corbeau barbu ne comprenait pas son enthousiasme pour la musique. Il aurait voulu le voir plus fervent pratiquant. Dans sa famille, on le destinait à devenir rabbin.

 

Le pianiste entame le deuxième mouvement de la sonate, andante poco moto. Ses cheveux bruns ruissellent sur ses épaules, et la lumière du projecteur vient y mourir en quelques reflets bleus. La salle est fascinée par cette crinière de geais. Le pianiste continue de se souvenir. Quand il joue, le passé se révèle sous ses doigts. Aleksander aimait Sebastian ; ils étaient adolescents et se retrouvaient en cachette le soir, après le dîner, derrière la synagogue. C’étaient des baisers interdits, ils commettaient un crime. Ces moments étaient d’une intensité naïve, résolument romantique. Ils se retrouvèrent peut-être une dizaine de fois. Ils ne parlaient pas beaucoup et Aleksander ne savait pas grand-chose de Sebastian. Parler aurait fait exister le sacrilège, aurait brisé le charme de ces moments irréels. Aleksander ne raconta jamais à ses parents son amour pour Sebastian.

 

Spielman commence le troisième mouvement de la sonate numéro seize, scherzo. Le pianiste se crispe. Un jour, sa mère découvrit dans son secrétaire une lettre de Sebastian. Cette lettre annonçait son mariage, c’était une lettre d’adieu sans équivoque. Aleksander dut faire face aux cris et aux pleurs de sa mère. Il finirait en enfer, il avait souillé leur nom, brisé leur existence, si son père l’apprenait, elle ne donnerait pas cher de sa vie. Une larme coule sur la joue du pianiste. Toute la salle est en émoi. Il partit le lendemain pour le conservatoire de Varsovie. Il ne revit jamais ses parents. Il ne revit jamais Sebastian. Le pianiste ferme les yeux. C’est blanc. Le blanc glacial. Le blanc de l’hiver. Le blanc de la perte.

 

Aleksander Spielman entame le dernier mouvement, allegro vivace. Il était en France, loin de Kazimierz, quand un par un, famille par famille, tous ceux de son enfance furent envoyés à la mort. Le pianiste lève les mains du clavier. Le silence de la fin embrasse le silence du début. Aleksander Spielman fait une révérence. C’est un tonnerre d’applaudissements. Le lustre de l’Opéra se rallume.

 

Alan Alfredo Geday

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